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Blog - Page 147

  • On me surprit ignorant

    « Je suis né et nourri(1) aux champs et parmi le labourage ; j'ai des affaires et du ménage en main, depuis que ceux qui me devançaient en la possession des biens que je jouis m'ont quitté leur place.

    Or je ne sais compter ni à get(2) ni à plume ; la plupart de nos monnaies, je ne les connais pas ; ni ne sais la différence de l'un grain à l'autre, ni en la terre, ni au grenier, si elle n'est pas trop apparente ; ni à peine celle d'entre les choux ni les laitues de mon jardin.(3)

    Je n'entends pas seulement le nom des premiers outils du ménage, ni les plus grossiers principes de l'agriculture, et que les enfants savent ; moins aux arts mécaniques, en la trafique et en la connaissance des marchandises, diversité et nature des fruits, de vins, de viandes ; ni à dresser un oiseau, ni à médiciner un cheval ou un chien.

    Et puisqu'il me faut faire la honte tout entière, il n'y a pas un mois qu'on me surprit ignorant de quoi le levain servait à faire le pain, et (ce) que c'était que faire cuver un vin.

    On conjectura anciennement à Athènes une aptitude à la mathématique en celui à qui on voyait ingénieusement agencer et fagotter une charge de broussailles. Vraiment on tirerait de moi une bien contraire conclusion : car, qu'on me donne tout l'apprêt d'une cuisine, et me voilà à la faim.(4)

    (Montaigne Essais livre II chapitre 17 De la présomption)

     

    (1)Élevé.

    (2)Avec des jetons. À plume = en notant les opérations sur le papier.

    (3)Mais alors dans sa phrase si belle Que la mort me trouve plantant mes choux mais nonchalant d'elle comme de mon jardin imparfait (I,20 Que philosopher c'est apprendre à mourir) aussi bien il s'agit de laitues ? Que la mort me trouve plantant mes salades ça sonnait moins bien c'est vrai.

    (4)S'il fallait faire mon repas moi-même, je resterais sur ma faim. « Demandez à un Spartiate s'il aime mieux être bon rhétoricien que bon soldat ; non pas moi, que bon cuisinier, si je n'avais qui m'en servît. » (II,37 De la ressemblance des enfants aux pères)

     

    Considérations fréquentes dans les Essais : la vraie vie, la rugueuse réalité, j'y suis inapte. Et chaque fois je me demande : le regrette-t-il sincèrement, ou est-ce pêche aux compliments « allons vous avez tellement d'autres points forts » ?

    Les deux, je crois bien.

     

  • Excellent en l'oubliance

    « Il m'est très malaisé de retenir des noms. Je dirai bien qu'il a trois syllabes, que le son en est rude, qu'il commence ou termine par telle lettre. Et si je durais à vivre longtemps, je ne crois pas que je n'oubliasse(1) mon nom propre, comme ont fait d'autres. (...)

    Et suis si excellent en l'oubliance, que mes écrits même et compositions, je ne les oublie pas moins que le reste. On m'allègue(2) à tous les coups à moi-même sans que je le sente.

    Qui voudrait savoir d'où sont les vers et exemples que j'ai ici entassés, me mettrait en peine de le lui dire.(3) (...)

    Ce n'est pas grand merveille si mon livre suit la fortune des autres livres et si ma mémoire désempare(4) ce que j'écris comme ce que je lis, ce que je donne comme ce que je reçois. »

    (Montaigne Essais livre II chapitre 17 De la présomption)

     

    (1)Effet d'insistance de la double négation : je suis tout à fait sûr que j'oublierais.

    (2)On me cite.

    (3)Eh oui : il cite de mémoire (et donc parfois approximativement). Du coup cela a été un gros boulot pour ses éditeurs de rendre à César (et aux autres) …

    (4)Désemparer utilisé comme contraire de s'emparer de. C'est en fait un terme de marine : un bateau est désemparé quand, ayant subi des avaries, il n'est plus correctement armé pour la navigation. Un mot donc qui est un concentré métaphorique.

     

    Le trait de caractère que je lis en creux dans cette absence de mémoire, c'est l'aptitude à se satisfaire du présent. Ne pas chercher à retenir ce temps qui passe. Juste y trouver à chaque moment un lieu d'être.

    Et pour finir, une association libre (en saluant au passage Papa Freud) : cette métaphore du désemparement m'évoque vous savez quoi un certain Bateau ivre. Association pas si absurde peut être : Montaigne aurait voulu, dit-il, être poète (comme Ronsard, par exemple, il l'admirait beaucoup).

    Mais bon, poursuit-il, les rares poèmes que j'ai commis sont vraiment trop nuls …

     

  • Elle me manque du tout

    « C'est un outil de merveilleux service que la mémoire, et sans lequel le jugement fait bien à peine(1) son office : elle me manque du tout.

    Ce qu'on me veut proposer, il faut que ce soit à parcelles. Car de répondre à un propos où il y eut plusieurs divers chefs(2), il n'est pas en ma puissance.

    Je ne saurais recevoir une charge sans tablettes. Et quand j'ai un propos de conséquence à tenir, s'il est de longue haleine, je suis réduit à cette vile et misérable nécessité d'apprendre par cœur mot à mot ce que j'ai à dire (…)

    Mais ce moyen m'est non moins difficile. Pour apprendre trois vers, il me faut trois heures (…)(3)

    Ma librairie, qui est des belles entre les librairies de village(4), est assise à un coin de ma maison ; s'il me tombe en fantaisie quelque chose que j'y veuille aller chercher ou écrire, de peur qu'elle ne m'échappe en traversant seulement ma cour, il faut que je la donne en garde à quelqu'autre. »

    (Montaigne Essais livre II chapitre 17 De la présomption)

     

    (1)Fait bien à peine = a beaucoup de mal à faire.

    (2)Chapitres, parties.

    (3)Voilà qui est étonnant, si l'on rapproche ces phrases du passage où Montaigne parle de son amour du théâtre au collège, ajoutant qu'il se débrouillait plutôt bien (I,26 De l'institution des enfants). On peut y voir la confirmation de ce qu'il dit en plusieurs autres endroits : autant il est indolent pour se mettre à ce qui l'ennuie (la gestion de son domaine par exemple) autant pour ce qui lui plaît il ne ménage ni son temps ni sa peine. Un point commun entre le grand Montaigne et tout un chacun (en tous cas moi).

    (4)Il était très fier de la tour qu'il avait fait bâtir pour en faire sa librairie. Il y allait pour lire et écrire certes, mais aussi pour être tranquille, fuir les importuns (y compris Madame, ou ses frères, ou ses amis quand il n'avait pas envie de les voir, n'hésite-t-il pas à avouer). On le sait, il a voulu y inscrire sa marque propre, quasiment sa signature, en faisant graver au plafond des citations empruntées à ses auteurs favoris, compagnons et inspirateurs de son écriture.

    En somme sa tour était pour lui très exactement, selon la magnifique expression de Virginia Woolf, a room of his own. Un lieu bien à lui, l'espace où être soi.