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Blog - Page 238

  • Habituellement humanité

    « Nous nous efforcerons également de faire tout ce que nous imaginons que les hommes considèrent avec joie, et au contraire nous aurons de l'aversion à faire ce que nous imaginons que les hommes ont en aversion. »

    (Spinoza Éthique part.3 Prop.29)

     

    De l'imitation des affects découle logiquement le conformisme social, l'effet Panurge. Il peut être négatif ou positif.

    « Cet effort pour faire quelque chose, ainsi que pour nous en abstenir, pour la seule raison de plaire aux hommes, s'appelle ambition, surtout quand (…) notre effort pour plaire au vulgaire est à notre détriment, ou à celui d'autrui ; autrement on l'appelle habituellement humanité. »

    (Scolie prop.29)

     

    L'humanité est ici définie, hors toute norme morale, comme le simple comportement par lequel on tend à se conformer, se configurer aux critères d'appartenance à l'espèce humaine.

    Besoin humain fondamental : être reconnu par ses semblables comme un des leurs.

     

    Ce scolie, de façon fort subtile, décèle dans l'ambition un éventuel leurre du sentiment d'appartenance et de reconnaissance. Il désigne le mécanisme de ce leurre : pour plaire au vulgaire.

    Le vulgaire (latin vulgus) c'est la masse, un ensemble humain considéré de façon globale, ce qui tend à faire de ses membres des éléments relativement interchangeables, stéréotypés.

    L'ambitieux qui veut plaire au vulgaire veut plaire à Monsieur Tout le monde, façon de plaire sinon à tout le monde, du moins au plus grand nombre.

    Mécanisme de l'ambition du politicien en démocratie (ce qui la rend passible de populisme), du facebooker en quête effrénée de toujours plus de popularité ...

    Mais voilà, dit Spinoza : c'est à son détriment, à ce pauvre ambitieux. Il renonce à sa manière d'être personnelle (cf Affirmation) pour gagner l'approbation de n'importe qui.

    Bon on dira tant pis pour lui. Mais, plus grave, l'ambition est souvent au détriment d'autrui.

     

    À la fin du parcours, juste avant la récapitulation de tous les affects qui clôt la partie 3, Spinoza donnera une solution pour éviter ce leurre et construire un « faire humanité » satisfaisant  : cultiver sa force d'âme (fortitudo).

    « La force d'âme que je divise en vaillance et générosité.

    Par vaillance (animositas, d'animus = souffle personnel), j'entends le désir par lequel chacun s'efforce de conserver son être sous la seule dictée de la raison.

    Et par générosité (generositas, de genus = race), j'entends le désir par lequel chacun, sous la seule dictée de la raison, s'efforce d'aider les autres hommes et de se les lier d'amitié. »

    (Scolie prop.59)

     

    Sous la seule dictée de la raison … Si seulement, hein ?

     

  • Raccord

    « Cette imitation des affects (…) rapportée au désir, s'appelle émulation, laquelle, partant, n'est rien d'autre que le désir d'une certaine chose qu'engendre en nous le fait que nous imaginons que d'autres, semblables à nous, ont le même désir. »

    (Spinoza Éthique part.3 scolie prop.27)

     

    Du phénomène de spéculation précédemment décrit découle l'importance de l'imitation dans le comportement.

    L'émulation, telle qu'elle est ici définie, n'est autre que la rivalité mimétique théorisée en son temps par René Girard.

     

    Le fait que nous imaginons. Chacune des propositions depuis la prop.18* se situe dans le cas où c'est une imagination, une mise en images, qui est le moteur d'un affect.

     

    La servitude humaine, autrement dit la force des affects (titre de la part.4 d'Éthique) provient du pouvoir de ces images. À ce pouvoir Spinoza oppose en contre-pouvoir la puissance de l'intellect autrement dit la liberté humaine (titre part.5).

    On l'a vu plus haut (Esprit de corps), cette puissance consiste à raccorder le mécanisme des affects (sensations et sentiments), s'inscrivant dans le corps, à sa reconstruction logique en affects-idées. 

    Logique rendue possible parce que

    « La substance pensante et la substance étendue sont une seule et même substance, que l'on embrasse tantôt sous l'un, tantôt sous l'autre attribut (…) Que nous concevions la nature sous l'attribut de l'étendue ou sous l'attribut de la pensée ou sous n'importe quel autre, nous trouverons un seul et même ordre, autrement dit un seul et même enchaînement des causes. »

    (Scolie du corollaire de la prop.7 part.2)

     

    Seul ce raccordement logique permet à l'être humain de (se) penser adéquatement, c'est à dire « en toute connaissance de cause » (ou presque toute, ne rêvons pas).

    Et pour Spinoza la clé de la liberté humaine est exactement là, et pas ailleurs : dans la pensée adéquate.

     

    *L'homme, suite à l'image d'une chose passée ou future, est affecté du même affect de joie et de tristesse que suite à l'image d'une chose présente. (Cf Même si elle n'existe pas.)

     

  • Spéculation

    « De ce que nous imaginons une chose semblable à nous, que nous n'avons poursuivie d'aucun affect, affectée d'un certain affect, nous sommes par là même affectés d'un affect semblable. »

    (Spinoza Éthique part.3 prop.27)

     

    La géométrie spinoziste se fait ici clairement optique. Cette proposition pose un dispositif spéculaire (en miroir) dans lequel l'affect se produit moyennant la seule imagination (formation d'une image) d'une chose semblable à nous.

    Dans la mesure ou nous construisons de l'autre cette image semblable à nous (tel un reflet de nous-mêmes), cet autre a beau nous être indifférent, poursuivi d'aucun affect de notre part, nous assimilons notre affect à celui que nous lui supposons.

    Et l'autre fait de même avec nous.

    Ce phénomène de projection constitue l'inter-subjectivité humaine, dans laquelle la pensée ou le sentiment de l'autre ne sont accessibles que par ce que je peux en spéculer.

    (Et réciproquement pour lui bien sûr).

     

    Une savoureuse illustration en est donnée par l'histoire juive bien connue que Freud rapporte dans Le mot d'esprit dans son rapport avec l'inconscient.

    « Dans une gare de Galicie, deux Juifs se rencontrent dans un train.

    'Où vas-tu ?' demande l'un. 'À Cracovie', répond l'autre.

    'Regardez-moi ce menteur !' s'écrie le premier furieux. 'Si tu dis que tu vas à Cracovie, c'est bien que tu veux que je croie que tu vas à Lemberg. Seulement, moi je sais que tu vas vraiment à Cracovie. Alors pourquoi tu mens ?' »

     

    Lacan complétera cette réflexion sur la spéculation dans Le séminaire sur La lettre volée qui inaugure les Écrits.

    Il rappelle le passage où le détective Dupin explique son truc pour résoudre les cas les plus énigmatiques. « J'ai connu un enfant de huit ans, dont l'infaillibilité au jeu de pair ou impair faisait l'admiration universelle ».

    Quand Dupin lui demande comment il fait pour deviner son adversaire à tous les coups, l'enfant formule ce parfait usage des neurones miroirs, qui pourrait être un corollaire de la prop. 27 ci-dessus :

    « Quand je veux savoir jusqu'à quel point quelqu'un est circonspect ou stupide, jusqu'à quel point il est bon ou méchant, et quelles sont actuellement ses pensées, je compose mon visage d'après le sien, aussi exactement que possible, et j'attends alors pour savoir quelles pensées ou quels sentiments naîtront dans mon esprit ou dans mon cœur, comme pour s'appareiller et correspondre avec ma physionomie. »

    (Edgar Allan Poe. La lettre volée. Histoires extraordinaires)

     

    De ce qu'il ressent il déduit ce que l'autre ressent, de là il déduit comment il raisonne, et de là comment lui répondre pour gagner. CQFD. Huit ans et déjà parfait géomètre ...