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Blog - Page 236

  • Inclassable

    « Si quelqu'un a été affecté, par quelqu'un d'une certaine classe (classis = catégorie, groupe) ou nation différentes de la sienne, d'une joie ou d'une tristesse qu'accompagne, comme cause, l'idée de celui-ci sous le nom universel d'une classe ou nation : il aimera ou il aura en haine non pas seulement celui-ci, mais tous ceux de la même classe ou nation. »

    (Spinoza Éthique part.3 prop.46)

     

    Cette proposition expose clairement ce l'on nomme aujourd'hui (assez barbarement mais bon) « essentialisation », réflexe au fondement du mécanisme de l'antisémitisme et de tous les racismes : si ce n'est toi, c'est donc ton frère ...

     

    C'est pourquoi ici le sous-texte (cf D'une âme ingrate) se fait évident, et quelque peu poignant. Spinoza, dont la famille avait dû fuir un Portugal devenu hostile aux Juifs, n'a pas manqué d'être en butte, même dans la tolérante Hollande, à la haine visant ceux de (sa) classe ou nation.

    Une haine en forme de soupçon : « C'te philosophie plus ou moins athée, ça cache un désir de nuire à la cité. À quoi s'attendre d'autre de la part d'un membre d'un peuple apatride ? »

    Dans son livre Le clan Spinoza* Maxime Rovère cite des propos du genre : Spinoza cherche à nous déchirer de ses épines (pour rappel : spinosus = épineux).

    Le « nous » en question désignant selon les moments, selon les écrits du philosophe, des classes différentes. Y compris des amis lui voulant (sincèrement) du bien.

    Y compris (et c'est le plus piquant de l'affaire) sa classe d'origine, car il ne fut pas en odeur de sainteté non plus auprès de certains courants du rabbinat d'Amsterdam.

     

    Bref vouloir penser en homme libre fait de vous l'autre de tous les « nous », l'inclassable de toutes les classes.

     

    *(cf Philosophie pratique)

     

  • Présence d'esprit

    Les hommes sont plus disposés à la vengeance ou à l'ingratitude qu'à rendre un bienfait : tel est le constat des propositions précédentes.

     

    L'ingratitude, au-delà du superficiel non-remerciement, consiste à négliger le bienfait proposé, ne pas s'en saisir. Et cela parce que souvent on le méprise, on ne voit pas que c'est un bienfait.

    La tristesse qui en résulte est aussi affaiblissante que celle provoquée par la honte. Elle contrarie encore plus radicalement le mouvement d'acquiescentia in se ipso. (cf Pénible à tous)

     

    La vengeance, elle, est la haine-même, tout comme l'envie (cf Qu'il vive) dont elle est en quelque sorte le bras armé.

    Comment arrêter son mécanisme, qui par définition s'auto-entretient ?

     

    « La haine est augmentée par la haine réciproque, et peut être effacée par l'amour en retour» (Spinoza Éthique part.3 prop.43)

    Être effacée traduit deleri = être détruite. En retour traduit la préposition contra : une chose est mise en face d'une autre, lui est opposée. Ce peut être apporter la contradiction à un argument, endiguer un mouvement etc.

    Haine réciproque, amour en retour. Le parallélisme de la formule semble indiquer une parade, comme on lèverait un bouclier pour s'y abriter. En fait il s'agit de prendre le risque d'un changement de paradigme.

     

    La réciprocité de haine c'est un réflexe : on renvoie la patate chaude qui vous brûle les doigts à celui qui vient de vous la balancer. L'autre, mû par le même automatisme (et la même douleur), vous la rebalance, et ainsi de suite.

    Résultat : affluence monstre au service des grands brûlés, où de lit en lit se peaufine l'épopée des patates chaudes :

    « Alors, malgré mes mains en sang, j'ai rebalancé la patate, pour l'honneur de la patrie (ou de Dieu ou de n'importe quoi ou juste de moi)

    - Purée ! T'es un héros, mec ! »

     

    L'amour « contra » ce pourrait être : éviter la patate d'un souple mouvement, puis la ramasser avec précaution, souffler doucement dessus pour la tiédir, la goûter, et la tendre à l'autre en face, avec un sourire.

    Il se peut, dit ici Spinoza, que cet autre en face, devant cet inattendu, suspende son geste de balancer la patate suivante …

    Il se peut, mais c'est pas sûr. Alors un conseil : profitez de son étonnement pour vous barrer vite fait.

     

    « L'homme libre montre la même vaillance ou présence d'esprit à choisir la fuite qu'à choisir le combat ».

    (part.4 corollaire prop.69)

     

     

  • D'une âme ingrate

    Le scolie sur la jalousie cité la dernière fois est un exemple frappant d'un fait que tout lecteur d'Éthique est amené à remarquer.

    Dans les définitions et propositions, Spinoza déroule son raisonnement avec une impassibilité bien géométrique.

    Mais les scolies qu'il y adjoint régulièrement, dans un souci de concrétisation de sa pensée, deviennent l'occasion de "se lâcher", voire de régler quelques comptes personnels.

    Il le fait souvent sur un ton ironique, comme on l'a vu à propos du glorieux pénible à tous. Parfois avec une désarmante impertinence, comme envers le grand Descartes qu'il admirait profondément (Introduction part.3).

    D'autres fois le ton se fait désabusé :

    « il appert (il ressort avec évidence) que les hommes sont bien plus disposés à la vengeance qu'à rendre le bienfait. » (part.3 scolie prop.41)

    D'autres fois encore c'est même l'amertume, et jusqu'à la violence du scolie sur la jalousie vu la dernière fois.

     

    Bref Spinoza est un homme comme un autre, affecté d'une contradiction bien humaine. Il peut s'ouvrir un accès à l'impassibilité, grâce à l'exercice de la puissance de l'esprit, ce mode où tout n'est qu'ordre et géométrie.

    Et comme son esprit à lui est particulièrement puissant, ça marche pas mal en général.

    Mais en même temps il ne cesse d'être passible de vulnérabilité, susceptible des embrouillaminis affectifs du mode rugueuse réalité.

     

    Ses écorchures à la rugosité de la vie, on peut à l'occasion les lire entre les lignes. Ainsi se devine dans la prop.42 une souffrance à la mesure de la générosité du projet de nous conduire comme par la main à la connaissance de l'esprit humain et de sa suprême béatitude :

    « Qui a, mû par amour ou espérance de gloire*, fait du bien à quelqu'un, sera attristé s'il voit son bienfait reçu d'une âme ingrate. »

     

    *Ben oui aussi. "De dire de soi moins qu'il n'y a n'est pas humilité mais sottise", comme dit (à peu près) Montaigne.