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Blog - Page 233

  • Etoiles filantes (3/7)

    À chaque instant il y a de petites brindilles qui éclatent le long de l'écorce des bûches. Ça fait un claquement sec et un bref éclair de lumière plus blanche.

    On dirait de petites étoiles filantes qui s'échapperaient enfin de l'écorce où elles étaient retenues prisonnières. Depuis si longtemps, des années et des années.

    Ça peut se faire si vieux, un arbre …

     

    Quand Madeleine était une petite fille, elle adorait guetter les étoiles filantes dans les nuits d'été. Elle avait toujours l'impression que c'était un cri de joie de la lumière : juste un petit cri, pas fort, pas long, mais très joyeux.

    Les brindilles en crépitant dans la flamme poussent le même cri de joie. Les étincelles, leur joie sans doute c'est de se libérer de l'épaisseur du bois, et les étoiles sans doute c'est d'arriver enfin à s'extraire des concrétions de ciel entassées depuis le big bang …

     

    Elle n'avait jamais rien dit de tout cela à personne, bien sûr, cette histoire de la joie des étoiles filantes. Une fois ou l'autre devant la cheminée, serrée contre Léon, elle avait murmuré « Ces petites flammes, là, on dirait des étoiles, tu trouves pas ? »

    Mais elle n'avait pas expliqué étoile filante, cri de joie, big bang, tout ça.

     

    N'empêche, ce soir devant le feu Madeleine comprend enfin quelque chose : c'est parce qu'elles crient de joie que les gens confient aux étoiles filantes leurs désirs et leurs vœux.

    Oui, ce soir elle sait enfin dire ce qu'elle savait depuis le début, sans trouver les mots : la joie des étoiles, nos désirs, c'est le même feu.

    Pendant un moment, un long moment, elle ne pense plus à rien.

     

    Et puis tout à coup lui revient le souvenir d'une nuit. Une nuit à la fin de juillet. Une nuit d'un été très lointain là-bas dans sa mémoire. Il y a une petite fille, quel âge peut-elle avoir : quatre, cinq ans ? Une toute petite fille avec deux grandes tresses attachées ensemble d'un nœud rose. Ou bleu ?

    « Ah oui je me souviens : rose la semaine, bleu le dimanche, Maman avait décidé ça » Ce soir-là, le nœud dans ses cheveux était bleu.

     

    Ce soir-là, elle était partie en promenade dans la campagne, avec ses grands frères et son père. C'étaient les vacances, la nuit était douce et le ciel d'un bleu pur et profond. Et pourtant tout le monde était triste.

    Papa avait dit : « Venez les enfants, sortons, avec un peu de chance nous verrons une étoile filante. »

     

  • Etoiles filantes (2/7)

    Elle se sert rarement de sa cheminée depuis quelque temps, c'est tellement de travail pour son vieux dos, ses vieux doigts. Du temps de Léon, c'était lui qui transportait les bûches, les calait dans le foyer, cassait le petit bois, froissait une feuille du papier journal qui s'entassait dans la corbeille d'osier.

    Presque tous les soirs d'hiver ils allumaient le feu contre le froid traître qui cherchait à se coller aux murs, aux meubles, et jusqu'à leurs vêtements. Il y avait bien le chauffage central, les radiateurs, mais ce n'était pas pareil que la flamme vivante qui virevoltait sur les craquements du bois, telle une danseuse de flamenco agitant sa robe aux volants rouges.

    Ce n'était pas pareil, ce n'était pas aussi beau.

    C'est peut être pour ça que ça réchauffait moins.

     

    Ce soir Madeleine n'a pas allumé la télévision, elle a tricoté longtemps devant le feu.

    Et comme elle n'avait pas à soutenir, à coups de hochements de tête et de soupirs, sa coutumière conversation muette avec les amis indifférents du poste, ni à leur rendre les sourires qu'ils envoyaient au hasard depuis l'écran, elle a laissé revenir ses images à elle, ses souvenirs, les lointains visages et les lieux du passé, les conversations, les disputes, les fatigues et les fêtes.

    Une maille à l'endroit, une maille à l'envers, un rang après l'autre …

     

    Maintenant elle s'est arrêtée de tricoter : elle a trop mal à ses vieux doigts. Elle se contente du face à face avec les flammes.

    C'est comme si elles dansaient, pour elle toute seule, une chorégraphie inédite, qu'elle reconnaîtrait pourtant. Elles tressaillent, ondulent sans déhanchements superflus, pudiques et offertes à la fois.

     

    Madeleine repense à l'amour léger des matins de ses vingt ans, et un sourire espiègle illumine ses rides. Elle repense, avec un frisson délicieux, aux caresses exultantes, plus tard, dans les après midi d'été, quand elle disait à Léon « Pourquoi on dit force de l'âge ? On s'en fout qu'il soit fort, l'âge, ce qui compte, c'est qu'il reste toujours aussi doux. » Léon se taisait. Et l'effleurement de ses baisers, des ailes de papillon ...

     

    Elle revoit son visage de mort, un visage boudeur, fâché, qu'elle ne lui avait jamais connu. Elle revoit ses mains inertes sur le drap. Elles étaient si froides.

    Elle se souvient avoir pensé bêtement « Mais pourquoi a-t-il les mains si froides ? Il faudrait faire une flambée dans la cheminée, il fait trop humide pour un mois de mai ... »

     

     

     

  • Etoiles filantes (1/7)

    Madeleine est une vieille dame. Une vieille dame un peu triste par moments. Elle a vécu longtemps heureuse avec son mari, Léon. Elle a eu beaucoup d'amis. Mais le temps a passé, Léon est mort. Les amis aussi sont morts, les uns après les autres.

    Madeleine est seule.

     

    Elle pense parfois aux enfants qu'elle n'a pas eus. Aujourd'hui ce serait bon de les avoir autour de la table pour un repas de fête. Avec aussi les enfants qu'ils auraient eus à leur tour.

     

    Tout ce sang qui s'écoulait d'elle. Elle avait saigné si longtemps. Après elle ne se souvient plus très bien. L'hôpital, les blouses blanches, le regard du docteur derrière ses lunettes.

    Voilà : Madeleine, la jeune Madeleine de vingt-cinq ans, n'aurait jamais d'enfants ni de petits enfants.

    Et puis la jeune femme était devenue la vieille Madeleine, seule dans sa maison vide.

     

    Elle sort de moins en moins. Elle regarde beaucoup la télévision. C'est comme se promener dans la rue, mais sans les tiraillements dans ses reins, sans la fatigue de traîner ses vieilles jambes, sans la douleur après quand il faut les allonger sur le lit, un coussin sous les chevilles.

    A la télé c'est plein de gens, d'inconnus interchangeables qui lui sourient comme des amis. Qui sourient indifféremment à toutes les autres Madeleines qu'elle imagine parfois, pareillement devant leur poste, dans une robe de chambre du même tissu, dans une maison semblable imprégnée de la même odeur de quotidien doucement insipide, veuves elles aussi de la tendresse de leur Léon.

     

    Mais ce soir Madeleine n'a pas allumé la télévision.

    Ce soir soudainement, la télécommande en main, elle a suspendu son geste, sans savoir pourquoi. Puis elle est restée un long moment debout à la fenêtre, sans allumer non plus la lampe, tandis que la nuit venait peu à peu. Elle a regardé pourtant sa télévision, cet objet-là, restant de longues minutes fascinée par l'œil rouge au bas de l'écran opaque.

    C'était comme une toute petite braise.

    Une petite braise ... Tiens, et si elle se faisait un feu dans la cheminée, ce soir ?