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Blog - Page 34

  • Petit dico (8) Ambition

    « La volupté est qualité peu ambitieuse. »

    (Montaigne Essais III,8 Sur des vers de Virgile)

     

    Toute une philosophie de la vie dans cette phrase.

    Peu ambitieuse ne signifie pas seulement peu exigeante, qui prend les choses comme elles viennent (ce qui est déjà pas mal).

    Pour approfondir le sens, il faut, comme souvent avec Montaigne, passer par le latin.

    La racine ambi signifie d'abord double, et de là l'idée de faire des détours. La volupté, le fait de trouver du plaisir, est donc incompatible avec le fait de se dédoubler, ou sinon incompatible, du moins plus difficile.

    Se dédoubler, mais encore ? Je l'entends comme ne pas être entièrement dans ce qu'on vit et ressent, mais être aussi, en même temps, ailleurs (ou désirer l'être).

    En ce sens « l'ambition » fait déserter le présent pour le passé (regret c'était mieux avant) et/ou le futur (espoir, projet ça sera mieux demain).

    Elle fait déserter la réalité factuelle pour l'imaginé, le fantasme d'un autre temps, d'un autre lieu, et plus largement d'une autre situation.

    C'est cela qui rend la volupté impossible, cette désertion sensuelle ou sensitive : ne pas voir, entendre, sentir, ressentir ce qui est là, ne pas pouvoir ou vouloir y fixer sa pensée. (En ce sens la volupté rejoint la notion d'admiration chez Spinoza cf n°4 du précédent parcours).

    La volupté c'est au contraire exactement éprouver la joie de vivre dans son corps vivant (chair, psychisme).

    Cette idée exprimée ici en un simple aphorisme, Montaigne la répète, la développe, l'essaie de mille façons.

    « Quand je danse je danse ; quand je dors je dors ; voire et quand je me promène solitairement en un beau verger, si mes pensées se sont entretenues des occurrences étrangères quelque partie du temps, quelque autre partie je les ramène à la promenade, au verger, à la douceur de cette solitude et à moi. »

    (Essais III,13 De l'expérience)

    Il y a quelque partie du temps à laquelle je n'ai pas été présente ? Pas grave, tant qu'il reste encore quelque autre partie pour le faire.

     

  • Petit dico (7) Divaguer

    Catamaran est un mot qui manque de suite dans les idées. (Pourquoi me vient ce mot-là ? Aucune idée). Il commence comme cataclysme ou catastrophe, et puis crac vire de bord avec une totale désinvolture. C'est un mot qui fait douter de sa santé mentale.

    « C'est la cata on entre dans le cyclone … » s'exclame le skipper affolé.

    La réponse de son compagnon de galère « Trop marrant ! » signera sa dérive mentale façon bateau ivre.

    Mais je psychologise, j'anthropomentalise abusivement. Un mot n'est qu'un mot, une entité grammaticale, et doit être envisagé uniquement comme tel.

    Disons alors simplement que catamaran est un mot-oxymore.

    Quel rapport entre l'oxymore et la prafitude, autrement dit la nonchalance ?* (Pourquoi me vient cette question ? Par suite dans les idées sans doute) (Un coup de Surmoi ? Parce que maintenant faut que je trouve une réponse).

    Alors voyons. Le prafiteur dit : le chaud peu me chaut, le froid peu m'effroie.

    L'oxymorien dit : voilà du chaud, voilà du froid. Le mitigé ? Connais pas.

    Autrement dit quand la nonchalance cherche l'équilibre et la moyenne, l'oxymore choisit le choc des extrêmes.

    Catamaran est un mot-oxymore, mais chaland est-il un mot nonchalance ? On peut le dire, même si ça bouscule la logique verbale. Car dans la réalité, tandis que le catamaran est ballotté sur les vagues des océans, le chaland se la coule douce sur de paisibles canaux.

     

    Outre les mots oxymores ou nonchalants, on trouve dans le domaine de la flotte des mots carrément vagues.

    Paquebot. On a envie de lui dire : « OK, soit. Mais alors quoi en plus ? »

    Esquif. « Est-ce kif ou n'est-ce pas kif, voilà la question » ...

    Y a du vague à l'âme shakespearo-spinoziste dans l'air ou je m'y connais pas, non ?

     

    Enfin il en est qui nous confrontent à un possible débordement d'angoisse.

    Exemple embarqué sur un canot, si jamais on est anglophone, on se désolera de son impuissance face aux éléments déchaînés.

    Sur un radeau comment ignorer l'imminence de la submersion ?

    Et quand le naufrage se précisera, il ne restera plus qu'à s'escrimer en vain à signaler son frêle youyou à un horizon désespérément vide ...

     

    *cf(2)

     

  • Petit dico (6) Kafkaïen

    « Dans ce tiroir traînent de vieux papiers, que j'aurais jetés depuis longtemps si j'avais une corbeille à papiers. »

    (Journal de Franz Kafka)

    On reconnaît bien là l'humour de Kafka, qui correspond à l'essence-même de l'humour : rendre acceptables la douleur et l'absurdité de la condition humaine en les tournant en dérision, comme on dit fort justement.

    Sagesse de l'humour : oui c'est faute de savoir ou pouvoir trouver sa corbeille à papiers pour y balancer tous ses vieux papiers qu'il est difficile de se libérer du poids du passé.

    Insistons sur le « sa » : l'art de jeter commence par la recherche d'une corbeille à papiers bien à soi. Jeter ses vieux papiers est un acte trop intime pour l'accomplir dans le premier container venu.

    Quels papiers donc ? Il peut s'agir de beaucoup de choses, pour Kafka comme pour chacun de nous.

    Mais on peut déjà les classer (le classement est le premier pas sur le chemin du jeter). Je vais les discriminer en deux catégories : les papiers venus des autres, les « allopapiers » si l'on veut, et les « autopapiers », que l'on produit soi-même.

    Il est des allopapiers faciles à jeter du fait de leur évidente inutilité. Flyer du marabout proposant envoûtements et désenvoûtements, brochure de grande enseigne vantant les promotions à ne surtout pas rater, professions de foi électorales etc. (et bien sûr leurs déclinaisons virtuelles en invasion de spams dans la boîte mail) : bref tout ce qui est de l'ordre de la publicité.

    Quoique, facile à jeter ? Cela m'évoque un sketch de Gad Elmaleh, assez ancien (je parle du sketch – quoique) où son personnage s'efforçait de faire une réponse personnalisée pour décliner chacune des différentes offres commerciales dont il était assailli.

    Mais il y a une catégorie d'allopapiers moins faciles à traiter : les documents administratifs et assimilés, genre factures d'électricité, courriers de l'agence de location fort officieuse qui a toujours un truc à exiger de vous sans jamais considérer vos propres demandes (consigne de la propriétaire ou pur zèle professionnel ?) etc. etc.

    Bourrer tout ça en vrac dans un tiroir, sans lire ou vite fait en diagonale, est le symptôme caractéristique d'une forme d'angoisse sociale, la phobie administrative.

    Alléguée par d'aucuns avec la plus parfaite mauvaise foi, en général pour justifier une optimisation fiscale illégale (qu'il y en ait de légales me paraît comment dire : kafkaïen), elle existe parfois pour de vrai (j'allais écrire pour de bon, mais je ne sais que trop à quelles affres elle peut vous soumettre).

    Mais voilà : l'allopaperasserie administrative reste notre interface avec la réalité et la société. Ainsi pour ces papiers-là, je crains, cher Franz, qu'ils ne nous encombrent jusqu'à ce que nous ayons accès à cette autre sorte de corbeille où nous finissons tous.

    Restent dans le tiroir kafkaïen les autopapiers, les pages noircies de nos mots, raturées de nos échecs à dire, à être, à aimer. Fictions ou réflexions, écrits personnels, lettres jamais envoyées, traces de soi au destin suspendu à nos flottements d'âme.

    Il faudrait sur ces pages, comme sur les affects, désirs, événements, relations dont elles témoignent, irrémédiablement passés, tirer un trait définitif et libérateur. Mais les jeter c'est jeter trop de soi, trop de temps consacré à trop d'espoir.

    Alors reste l'alibi de l'absence de corbeille à papiers. Un alibi dont la mauvaise foi révèle un sentiment de culpabilité. Lequel ? Qui nous accuse, pour quels faits ?

    Comme K. il se peut que nous ne le découvrions jamais.