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Le blog d'Ariane Beth - Page 114

  • On ne parlera pas du temps

    « n°22 : L'ordre du jour pour le roi.

    C'est le début de la journée : commençons à organiser pour ce jour les affaires et les cérémonies de notre très gracieux Seigneur qui daigne encore se reposer. Sa Majesté a aujourd'hui mauvais temps : nous nous garderons de le qualifier de mauvais ; on ne parlera pas du temps, – mais nous traiterons aujourd'hui les affaires avec un peu plus de solennité et les cérémonies avec un peu plus de pompe qu'il ne serait besoin sans cela.

    Peut être même sa Majesté sera-t-elle malade ; nous lui présenterons pour son petit déjeuner la dernière bonne nouvelle de la soirée, l'arrivée de monsieur de Montaigne, qui sait si agréablement plaisanter de sa maladie, – il souffre de calculs. (…)

    J'ai l'habitude de commencer la journée en l'organisant et en la rendant supportable pour moi, et il est bien possible qu'assez souvent je l'aie fait de manière trop pompeuse et trop princière. »

    (Friedrich Nietzsche Le Gai Savoir Premier livre)

     

    J'aime beaucoup ce passage qui permet d'apprécier le sens de l'autodérision de Friedrich, la brillante ironie mise à narguer son narcissisme. Et surtout sa manière aussi pudique qu'émouvante de ruser avec sa souffrance.

    Monsieur de Montaigne n'arrive pas ici par hasard.

  • Comme prix à payer

    « n°12 : Du but de la science.

    Comment ? Le but ultime de la science serait de procurer à l'homme autant de plaisir que possible et aussi peu de déplaisir que possible ? Et si plaisir et déplaisir étaient liés par un lien tel que celui qui veut avoir le plus possible de l'un doive aussi avoir le plus possible de l'autre, – que celui qui veut apprendre ''l'allégresse qui enlève au cieux'' doive aussi être prêt au ''triste à mourir'' ? (…)

    Aujourd'hui encore vous avez le choix : ou bien le moins de déplaisir possible, bref l'absence de souffrance – et au fond les socialistes et les politiciens de tous partis ne devraient, pour être honnêtes, rien promettre de plus à leurs partisans – ou bien le plus de déplaisir possible comme prix à payer pour la croissance d'une plénitude de plaisirs et de joies raffinés et rarement savourés jusqu'alors. »

    (Friedrich Nietzsche Le Gai Savoir Premier livre)

     

    Pour moi, n'en déplaise au grand Nietzsche, obtenir « autant de plaisir que possible et aussi peu de déplaisir que possible » ne me paraît pas un souhait stupide, ni d'ailleurs si facile à satisfaire, selon l'endroit où le hasard nous fait naître, et en quel mode humain (femme en Afghanistan par exemple).

    Ce vibrant éloge de la douleur est-il sérieux ou ironique ? Je ne sais. J'incline à le croire sérieux, connaissant le bonhomme. Mais a-t-il une motivation philosophique ? J'en doute. Il me paraît relever du fonctionnement psychique bipolaire (ou comme on disait avant maniaco-dépressif).

    Un mode d'être tout en sensibilité exacerbée, en déchirante lucidité, qui ne fut pas pour Friedrich avare en souffrances, mais qui fut aussi le moteur de son génie. C'est pourquoi si la motivation n'est pas philosophique, la portée peut l'être, de manière indirecte.

    Il en va de même pour d'autres philosophes disons plus ou moins border-line (et souvent plus que moins). La pensée universelle disposerait-elle du Contrat social sans le besoin qu'a éprouvé Rousseau de sublimer sa tendance paranoïaque ?

    Soulignons aussi dans ce passage, comme en palimpseste, le dolorisme chrétien de la rédemption : pour accéder au paradis et sa plénitude de plaisirs, il faut accepter le prix à payer. Un papa pasteur ça vous marque. Et de surcroît un papa pasteur mort d'accident sous vos yeux quand vous étiez enfant.

    Comment, dans ces conditions, ne pas se débattre toute sa vie avec la notion de culpabilité, comment ne pas ressentir comme vitale la nécessité de la pourfendre ?

     

  • Si l'on a le temps

    « n°9 : Nos éruptions.

    (…) Bien des époques, et bien des hommes, semblent totalement dépourvus de tel ou tel talent, de telle ou telle vertu : mais qu'on attende seulement leurs petits-enfants et leurs arrière-petits-enfants, si l'on a le temps d'attendre, – ils feront apparaître au soleil ce que leurs grands-parents portaient en eux, ce qu'ils portaient en eux sans le savoir encore. (…)

    Nous avons tous en nous des jardins et des plantations cachées ; et, pour utiliser une autre image, nous sommes tous des volcans en formation qui connaîtront leur heure d'éruption : – mais celle-ci est-elle proche ou est-elle lointaine ? Nul ne le sait, assurément, pas même le bon Dieu. »

    (Friedrich Nietzsche Le Gai Savoir Premier livre)

     

    Entre ces deux métaphores on aurait plutôt envie de choisir le jardin, et la germination patiente des graines. Une progression qui se fait en douceur, sans à-coups. Dans une invisibilité qui prépare discrètement l'éclosion, d'autant plus émerveillante qu'elle est inattendue.

    Mais avons-nous encore le temps de nous promener au jardin ? Avons-nous le temps d'attendre l'inattendu ?

     

    Le volcan, ce n'est pas à sa violence que Nietzsche en appelle (ou pas essentiellement), mais à l'énergie intense qu'il tient en réserve, et que l'éruption libérera, soudaine et inattendue.

    Une énergie capable de balayer le trop humain qui empêche d'être juste humain.

    L'heure d'éruption de l'humanité en l'être humain, qu'ont désirée, pour laquelle ont oeuvré, tant de nos prédécesseurs sur le chemin de la vie, est-elle proche, lointaine ? Qui le sait ? Pas le bon Dieu, et moi non plus (étonnamment).

    Mais, que Dieu la sache ou pas, il est une chose que je sais : l'éruption nécessaire est celle d'une véritable responsabilité écologique, associée à une véritable solidarité humaine*. Elle naîtra de la libération du ravageur narcissisme des petites différences**.

    Elle naîtra … si l'on a le temps d'attendre.

     

    *Voir le dernier rapport du GIEC.

    **Religions, ethnies, nations : comme elles sont de peu d'enjeu ces différences, au regard de la réalité du genre humain. Seule une absurdité suicidaire les porte à incandescence (aidée il est vrai de cons, de salauds, de fous parfois, qui s'emploie à souffler sur les braises des conflits millénaires qu'elles ont déjà suscités).