Ok

En poursuivant votre navigation sur ce site, vous acceptez l'utilisation de cookies. Ces derniers assurent le bon fonctionnement de nos services. En savoir plus.

Blog - Page 180

  • Un temps pour tout (3/16) Il n'est sujet si vain

    « Il n'est sujet si vain qui ne mérite un rang en cette rhapsodie. » (Essais I,13)

    Montaigne est lui aussi, plus que personne, un inclassable qui a la classe.

     

    Les Essais sont bien en effet le travail d'un rhapsode.

    Citations commentées ou pas, pensées, récits autobiographiques, sont entrelacés, tissés, dans une construction circulaire, spiralée.

    Une spirale qui organise aussi le livre du Qohélet, on le verra.

     

    Il est un de ceux que Montaigne lisait le plus (c'est ce qui m'a convaincue de le regarder de plus près, car longtemps il m'est tombé des mains).

    Il en avait fait graver des phrases* au plafond de sa librairie, parmi d'autres références importantes pour lui, telles des constellations pour se repérer dans son ciel personnel d'homme et d'écrivain.

     

    Ce livre à première vue résigné, aquoiboniste, est donc ainsi en bonne part un de ceux où s'enracine la puissante énergie des Essais. Paradoxal, non ?

    Autre paradoxe, ce texte source profonde de son œuvre, Montaigne ne le cite que très peu, en tous cas directement. Étonnant, non ?

     

    Vanité vanités tout est vanité dit le Qohélet. Un temps pour pleurer un temps pour rire, un temps pour naître un temps pour mourir.

    Une pensée désenchantée, une ritournelle tristounette. À première vue du moins.

    La phrase de Montaigne condense les deux, pensée et ritournelle, dans une petite musique au rythme allègre, dans une désinvolture souriante. Tout est vanité, c'est entendu : alors un peu plus, un peu moins, qu'importe ?

    Inutile, absurde peut être, de hiérarchiser, de créer des différences de rang entre constructif ou divertissant, entre choses sérieuses ou légères.

    Il n'est chose si vaine qui ne mérite son temps pour être vécue.

    Il n'est sujet si vain qui ne mérite un rang en cette rhapsodie : voilà, c'est simple.

     

    Les Essais dérouleront ainsi la page blanche devant le premier sujet venu (être ou idée), comme le tapis rouge devant un roi (Cérémonie de l'entrevue des rois est le titre de ce chapitre). Sans solennité cependant, comme ça, en passant, le temps de quelques phrases, d'un chapitre entier pour les plus chanceux.

    Mais comme au quart d'heure de célébrité dont parle Andy Warhol, n'importe quel sujet a droit à sa place dans le livre.

     

    Il n'est sujet si vain … Mais au fait y a-t-il quelqu'un qui puisse décider de ce qui est vain ou pas ?

    Montaigne dit : certainement pas moi.

    C'est pourquoi le Qohélet n'a jamais eu meilleur lecteur.

     

    *Citations qui proviennent en fait d'une paraphrase latine du texte hébreu.

     

  • Un temps pour tout (2/16) Inclassable

    Le terme de rhapsodie, applicable au livre de Qohélet, l'est également à toute la Bible. Le mot comme on sait signifie les livres (ta biblia en grec).

    En fait on pourrait s'arrêter là, ce pluriel dit tout. Mais la lecteur-trice aura deviné que je n'ai nulle intention de mettre déjà un point d'orgue à ma rhapsodie à moi.

    Livre-livres, aux multiples faces, rhapsodie composite et pour tout dire assez baroque.

    La Bible mêle sans états d'âme des textes d'époques différentes et de styles littéraires variés : du code rituel le plus étroit à la poésie la plus subtile, en passant par des récits mythologiques ou (presque) historiques, des sortes de traités philosophiques, des paroles prophétiques.

    Le tout avec des motivations et des buts tout aussi variés, et bien souvent contradictoires : apologie et dénonciation, appel au pardon et exaltation de la vengeance, jubilation et déploration.

    Des contradictions qui non seulement se répondent d'un livre à l'autre, mais sont parfois aussi juxtaposées sans transition, par des rhapsodes peu soucieux de faire des coutures discrètes, à l'intérieur d'un même texte. Ce qui est le cas dans celui dont nous commençons le parcours.

     

    La Bible juive le classe dans les autres écrits. Autres de quoi ?

    Ce sont les écrits autres que la base, les fondations, à savoir la torah (c'est à dire le pentateuque en grec, qui regroupe les cinq premiers livres).

    Les prophètes forment un autre bloc. Et les autres écrits le troisième.

    Cette dénomination autres écrits, en fait elle me convient, car je trouve qu'elle les range dans une sorte de catégorie de l'en-plus, de l'à-côté.

    Elle les classe comme inclassables.

    Pour info les autres principaux nommés dans la catégorie des inclassables sont : les Psaumes, les Proverbes, le livre de Job, le Cantique des Cantiques, le livre de Ben Sira (Ecclésiastique), le livre de la Sagesse.

     

    Plutôt du beau linge donc. Des inclassables oui, mais quelle classe !

     

  • Un temps pour tout (1/16) Qohélet & co

    « Vanité des vanités, tout est vanité. » 

    Un des plus célèbres incipit parmi ceux des livres bibliques*.

     

    Un livre dont l'auteur est Qohélet. Ou plus précisément : un livre dont l'auteur présumé est un dénommé Qohélet.

    Pourquoi présumé ? Parce que (cf ma lecture de quelques psaumes août-sept 2018) les attributions des textes bibliques il faut savoir en prendre et en laisser.

    En laisser, car elles ne se soucient guère de vérité (et même vraisemblance) historique. Ainsi prétendre que Moïse est l'auteur de l'ensemble des livres de la Torah, ou David celui de tous les psaumes est évidemment faux (sans compter que les personnages littéraires Moïse ou David diffèrent beaucoup des êtres réels qui peuvent les avoir inspirés).**

    Mais il faut pourtant savoir en prendre, de ces attributions, car elles disent souvent des choses fort utiles à l'interprétation du texte. Même objectivement fausses, elles peuvent être vraiment signifiantes.

     

    Pourquoi dénommé ? Parce qu'en fait Qohélet est une sorte de surnom.

    Surnom de qui ? Le premier verset du livre l'attribue à Salomon soi-même, fils de David.

    Surnom qui signifie quoi ? Il dérive de la racine qhl, assembler. D'où la traduction grecque d'ecclésiaste. (ecclesia = assemblée, mot qui a donné église).

     

    Qohélet : le Rassembleur, donc. Soit, mais de qui ou de quoi ?

    D'abord rassembleur de la communauté pour délivrer (et commenter) la parole : un rabbin, un enseignant.

    Et puis si l'on suit l'attribution à Salomon (et pourquoi pas ?), on peut se souvenir qu'il est censé avoir rassemblé sous son sceptre (le seul temps de son règne en fait, mais bon) les deux royaumes Israël au Nord et Juda au Sud.

     

    Enfin et surtout, Qohélet est un assembleur de textes.

    « Il a pesé, examiné, ajusté un grand nombre de proverbes, s'est appliqué à trouver des paroles plaisantes (désirables dit Chouraqui) dont la teneur exacte est ici transcrite : ce sont des paroles authentiques. » (12, 9-10)

    Tel un rhapsode grec, il a compilé, cousu (rhapsodie = couture, assemblage) un corpus hétéroclite emprunté à diverses sources : considérations morales et autres sentences.

    Mais non sans y apposer sa griffe personnelle, dans les passages écrits à la première personne.

     

    *Traduction Bibli'O-Cerf 2015 (O = oecuménique) avec en complément parfois Chouraqui DDB 1989, pour sa précision dans les termes hébreux.

    **Sur ces questions voir, des archéologues Israël Finkelstein et Neil Asher Silberman, le passionnant La Bible dévoilée (unearthed) Bayard 2002.