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Blog - Page 267

  • Crépusculaire

    On me pressent pour un colloque à l'étranger parce qu'on aurait, paraît-il, besoin de mes vacillations. Le sceptique de service d'un monde finissant.

    Cioran (Aveux et anathèmes)

    De temps en temps Cioran a de remarquables bonheurs de plume (à défaut d'autres bonheurs). Mes vacillations : bravo l'artiste.

    En fait vacillation est un mot que Robert ne connaît pas. Cioran l'a-t-il créé sciemment, ou est-ce un involontaire barbarisme ? En tous cas ce mot valise réussit une belle synthèse entre vacillement et oscillation.

    Oscillation : la pensée en déséquilibre permanent du sceptique, la fameuse branloire pérenne de Montaigne, son « Que sais-je ? », et le logo en forme de balance de l'entreprise Essais.

    Vacillement : l'intensité intermittente, la clarté fragile d'un lumignon.

    Le mot implique une humilité pas fréquente chez Cioran, et surtout un aveu : lassitude de la lucidité.

    Le tout couronné par la dernière phrase bien crépusculaire, style À la fin tu es las de ce monde ancien (Apollinaire).

    Plus post-moderne que ça tu meurs.

    Des lumières de Voltaire aux vacillations de Cioran : sic transit ratio mundi.

     

    La lucidité : un martyre permanent, un inimaginable tour de force.

    Il faut entendre ce mot de martyre dans son sens plein. Celui de témoignage assumé malgré les contradictions, les pressions, voire les tortures, et jusqu'à la mort s'il le faut.

    Témoignage de quoi ? Peut être que ce dont témoigne douloureusement la lucidité est, paradoxalement, un petit reste de foi en l'humanité. C'est pour rester humains qu'il nous faut assumer la lucidité. Assumer de penser, tenir bon dans la rationalité, prendre le temps de raisonner.

    Un tour de force, sans doute, et de plus en plus.

     

     

  • Mortel

    La nature, en quête d'une formule susceptible de satisfaire tout le monde, a fixé son choix sur la mort, laquelle, c'était à prévoir, ne devait satisfaire personne.

    Cioran (Aveux et anathèmes)

    Ça au moins c'est drôle. L'occasion de rigoler avant que le ciel nous tombe sur la tête.

     

    Je viens de parcourir une biographie. L'idée que tous les personnages qui y sont évoqués n'existent plus que dans ce livre m'a paru si insoutenable que j'ai dû m'allonger pour éviter une défaillance.

    Sans friser ainsi l'évanouissement (défaut d'imagination j'imagine), je suis souvent (et de plus en plus à mesure que je vieillis, logique) saisie par ce non-sens : ce qui a existé cesse d'exister. Inconcevable, effrayant. Et d'autant plus quand ne reste aucune trace dans aucun livre.

    Car contrairement à lui, je trouve réconfortant le maintien de la mémoire d'un être dans un livre (ou autre trace) créé par lui ou qui parle de lui. J'adhère profondément à l'idée d'un grand livre de vie où chaque nom est inscrit.

     

    Retiré à la campagne après la mort de sa fille Tullia, Cicéron, submergé par le chagrin, s'adressait à lui-même des lettres de consolation. Quel dommage qu'on ne les ait pas retrouvées, et, plus encore, que cette thérapeutique ne soit pas devenue courante ! Il est vrai que si elle avait été adoptée, les religions auraient fait faillite depuis longtemps.

    Que pouvait-il écrire dans ces lettres pour qu'elles le consolent ? Je dirais le nom de Tullia ?

    Quant aux religions, quel optimisme délirant de supposer qu'on y cherche avant tout la consolation. Finalement Cioran n'est pas si négatif que je me plais à le dire.

     

    Croire en Dieu vous dispense de croire à quoi que ce soit d'autre – ce qui est un avantage inappréciable. J'ai toujours envié ceux qui y croyaient, bien que se croire Dieu me paraisse plus aisé que de croire en Dieu.

    Pas incompatible.

    Se croire Dieu est de toute évidence ce qui caractérise clercs, théologiens dogmatiques et autres législateurs de religion. Ça serait comique si ce n'était pas pour le pire.

    Tu nous a faits à ton image, mais nous te l'avons bien rendu. (Et si Voltaire était plus misanthrope que Cioran?)

     

     

  • Ecris vain

    Ce matin, après avoir entendu un astronome parler de « milliards de soleils », j'ai renoncé à faire ma toilette : à quoi bon se laver encore ? 

    Cioran (Aveux et anathèmes)

     

    Heureusement que Louis XIV n'a pas raisonné ainsi. Déjà qu'il paraît que ça puait dans les couloirs de Versailles …

     

    Le renoncement est la seule variété d'action qui ne soit pas avilissante.

    Je ne m'abaisserai donc pas à exposer au lecteur les milliards de réfutations possibles de cette phrase. C'est que je n'entends pas renoncer à mon choix de la facilité.

     

    Je disais l'autre jour à un ami que, tout en ne croyant plus à l'écriture, je ne voudrais pas y renoncer, que travailler était une illusion défendable et qu'après avoir gribouillé une page, ou seulement une phrase, j'avais toujours envie de siffler.

    On est obligé d'en déduire un que pour lui écrire est s'avilir deux que cet avilissement le rend heureux. Mais allez j'arrête c'est trop facile c'est pas du jeu. Il n'a jamais promis de ne pas se contredire. Surtout qu'ici je souscris à fond. Bon, je ne sais pas siffler, mais à part ça j'acquiesce.

    Sauf que je ne peux m'empêcher de me demander ce que signifie croire à l'écriture. Croire pour soi ? Qu'avec l'écriture on se fait du bien à soi-même, on se libère si besoin est, et va savoir on se construit ?

    Ou même croire qu'il y aura des lecteurs pour vous lire ?

    Oui mais alors ne risque-t-on pas d'être amené à croire que l'écriture est un acte (horresco referens) qu'elle peut faire évoluer les choses et les gens. Les philosophes le croient parfois, l'ont cru. Mais cette illusion-là ne trompe plus personne. Comme quoi le progrès n'est pas un vain mot.

    Bref donc effectivement le seul argument pour écrire, c'est que gribouiller sa page est un plaisir.

     

    Le fait que la vie n'ait aucun sens est une raison de la vivre, la seule du reste.

    Et à coup sûr c'est la meilleure raison d'écrire.

    Il n'est sujet si vain qui ne mérite un rang en cette rhapsodie, comme dit Montaigne.

    (Plus je lis Cioran plus j'ai envie - besoin, surtout -  de relire Montaigne).