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Blog - Page 442

  • Divagation

    Quelle composition régit Ainsi parlait Zarathoustra ?

    Mystère et boule de gomme. Suit-on une piste, crac elle débouche sur une impasse, ou alors se ramifie en intersections impossibles à explorer chacune. Ce livre se construit selon une logique qui non seulement lui est propre, donc sans modèle, mais est une logique créatrice au sens fort, donc improvisée : ce livre, on dirait que son auteur l'a laissé faire, se faire. Zarathoustra n'est peut être pas composé du tout en fait. En l'absence de forme globale clairement lisible, l'attention se déplace sur le matériau lui-même, les mots dans leur « charnalité ». C'est l'aspect poétique de l'oeuvre, déjà souligné.

    L'absence de schéma a aussi pour autre conséquence de faire entendre le récurrent Ainsi parlait Zarathoustra comme l'injonction à consigner au fur et à mesure la parole reçue, pour ne pas la perdre. La fiction est donc que Zarathoustra dicte sa parole à Nietzsche. Façon de renouer avec la figure du « démon » de Socrate (et autres figures d'inspiration ou de prophétisme).

    En tous cas la question est : si quand parle Zarathoustra on ne voit pas toujours bien où il veut en venir, est-ce parce que Nietzsche n'en sait rien non plus ? Ou qu'il ne le sait que trop bien et le refoule ? Or comme chacun sait, le refoulé ça s'en va mais ça revient.

     

    Il en résulte une impression dominante : disons-le sans circonlocutions ce texte tourne en rond. (D'accord « éternel retour du même » on connaît la chanson, le tube au hit parade zaratiste. On connaît la chanson mais que signifie-t-elle ? On y … reviendra).

    Ce texte a quelque chose de comment dire ? Plutôt que circulaire ou répétitif, voire itératif, l'adjectif qui me vient est ondulatoire. Le texte s'enroule sur lui-même comme s'enroulent des vagues. Zarathoustra pareil à la mer, toujours la même et toujours changeante, la mer la mer toujours recommencée. Ainsi lire Zarathoustra, surtout comme nous le faisons, c'est à dire pour le fun, c'est se lancer à surfer sur cette mer. Surfeur sur sa planche, funambule sur son fil : même combat, même vertige, même envol.

     

    OK direz-vous mais à propos de tourner en rond, où veux-tu en venir ? Eh bien figurez-vous que j'ai signalé tout ceci afin d'attirer votre attention sur une particularité remarquable du chant de la tombe qui fait suite au chant de la danse comme ainsi je vous en causais la dernière fois. C'est une des deux seules fois de tout le livre où le récurrent ainsi parlait Zarathoustra est modifié en ainsi chantait Zarathoustra. (Avec Sur le mont des oliviers : rappelez-vous c'est là où il met de l'huile d'olive sur ses engelures cf note du 21 janvier)

    Commençons par nous étonner qu'il n'y ait que ces deux modifications du refrain. C'est vrai : pourquoi ne pas avoir varié plus souvent, selon la teneur et l'ambiance des discours ?

    « Ainsi hurlait Zarathoustra, ainsi chuchotait, grommelait, baratinait, pérorait, ainsi baragouinait, rabâchait, ainsi écumait Zarathoustra » ? ...

  • Mélancolie

    « Le soir est venu. Pardonnez-moi que le soir soit venu ! »

    (Ainsi parlait Zarathoustra. Le chant de la danse)

     

    Spontanément on a envie de répondre : mais voyons Zara, tu n'y es pour rien si le soir est venu ! Quelle mouche te pique ? Vieille tendance à prendre sur toi toute la misère du monde ? Poussée de mégalomanie galopante ?

     

    Et puis vous revient une phrase de Freud dans l'essai Deuil et mélancolie : « L'ombre de l'objet tomba sur le moi.»

    Les affects suscités par un deuil, dit ce texte, sont complexes : manque, sentiment de solitude, absence d'investissement dans la réalité. Quant à l'objet perdu (être humain ou valeur abstraite), on le magnifie, glorifie, bonifie (sur le thème ce sont les meilleurs qui s'en vont), et on se juge soi, mauvais : coupable de n'avoir pas été à la hauteur pour lui, ou à sa hauteur. Au bout d'un certain temps, ces affects s'estompent et s'apaisent. Le deuil est accompli. Le deuil normal est celui qui a une fin.

    Mais, dit Freud, dans la mélancolie il en va autrement, les affects de deuil ne cessent pas d'imprégner la vie psychique : la mélancolie se présente comme « un deuil qui ne passe pas ». Pourquoi ? Pourquoi l'épreuve de réalité (qui oblige à admettre que le mort comme on dit est bien mort) ne peut-elle jouer son rôle ?

    Réponse de Freud, précautionneuse, présentée comme une hypothèse de travail (Michel O. si tu me lis ...) : à la perte ou l'abandon de son objet d'amour, le sujet « futur mélancolique » réagit en incorporant l'objet à son propre psychisme. Il tente ainsi d'annuler la perte. Mais il y a un hic : en conservant l'objet perdu en lui, c'est aussi la violence de cette perte qu'il intègre. Ainsi il intègre à la fois la consolation de garder l'objet et le désir de le punir de son abandon.

    Bref le ver est dans le fruit, l'ennemi dans la place. C'est le côté cheval de Troie des « solutions » névrotiques, qui sont made in ambivalence.

    La mélancolie grave débouche ainsi logiquement sur le suicide, qui accomplit sur soi la punition de l'objet. Une façon radicale d'en finir avec ce que Freud nomme les combats ambivalentiels, d'éliminer la tension constante qui, de façon si caractéristique, « pompe l'énergie » des mélancoliques.

    De manière plus atténuée, ce phénomène de « deuil intégré » orientera la personnalité vers ce qu'on appelle un tempérament bipolaire, où alternent phases dépressives (je vis en faisant le mort) et maniaques (je vis dans l'euphorie d'être libéré du deuil).

     

    Dans le genre bipolaire Zarathoustra se pose là, on l'a déjà dit. L'intérêt de ce discours (plus exactement de la succession des trois dont il est le pivot : chant de la nuit, chant de la danse, chant de la tombe) est de donner à voir le travail de cette bipolarité, l'interprétation que Zarathoustra (et son créateur) s'en donne, et surtout son issue. 

  • Vol de nuit

    « C'est la nuit : le moment où parlent plus haut toutes les fontaines jaillissantes. Et mon âme aussi est fontaine jaillissante. »

    (Ainsi parlait Zarathoustra. Le chant de la nuit)

     

    L'écriture de Nietzsche est avant tout poétique. J'entends le mot au sens technique de la linguistique. Voyez ce que je veux dire ? Non ? Bon, petit dépoussiérage. Le langage se construit sur la combinaison de fonctions.

    La fonction phatique établit la communication entre interlocuteurs.

    « - Allô ? Je voudrais parler à Zara – Zara, oui, c'est moi ... »

    La fonction expressive permet comme son nom l'indique l'expression personnelle des interlocuteurs, autrement dit rend compte de leur subjectivité.

    « - Ah enfin ! Ben dis donc t'es pas facile à joindre ! - C'est que si tu savais le boulot que j'ai ! D'ailleurs je suis crevé … »

    La fonction référentielle envisage le contenu « objectif » de la communication, la place dans un contexte élargi.

    « - Ah oui t'es toujours dans l'écriture de ton bouquin ? De quoi ça cause déjà ? - Ben … La liberté, la vérité, le monde comme il va ou pas … - De la philo en quelque sorte ? - Ouais disons-le comme ça. »

    La fonction conative (du latin effort) utilise la communication comme moyen d'action sur l'interlocuteur. (Voire de pression, on dit aussi impressive).

    « - Super … Au fait je t'appelais surtout pour … - Tu le liras mon bouquin ? - Oui, bien sûr. Alors dis-moi tu as pensé à ce que je t'ai demandé ? »

    (cf aussi le Dites de la note « Avec des yeux qui voient »)

    La fonction poétique est centrée sur la langue elle-même, développant ses potentialités créatrices.

    « - Tu t'es demandé ce que j'en ai pensé de ta demande ? - ?? - Pensé-demandé, demandé-pensé, danse des mots ... - Oui, tour de passe-passe, quoi. Mais revenons à ma demande. - Demande ou commande ? »

     

    Ce dialogue pris sur le vif montre que la fonction poétique n'est pas vraiment au service de l'aspect utilitaire de la communication. En revanche elle ne peut que favoriser décalage, prise de distance, bref questionnement. Raison pour laquelle le philosophe, s'il ne veut pas se payer de mots, doit être attentif à leur poésie, leur capacité à parler d'eux-mêmes. Ainsi fit Nietzsche. Ensuite, vous savez ce que c'est : de l'attention à la fonction poétique à la création poétique elle-même, il n'y a qu'un saut de danseur. C'est ainsi que Zarathoustra pense en chorégraphe inventif. Entrechats, pas chassés, pirouettes : il y faut des muscles, du souffle, il ne faut pas craindre le vertige.

    Dans certains discours, comme ce nocturne, Zarathoustra réalise même le rêve de tout danseur d'échapper à l'esprit de pesanteur et s'envole dans la poésie pure ...

    Eh bien lecteur, Dieu me nouréïévise si je ne t'ai pas donné envie de lire Chant de nuit !