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Blog - Page 440

  • Dégonflés

    « Vrai, nous rêvons toujours du royaume des nuées ; nous y installons des baudruches bigarrées que nous appelons Dieux et surhumains »

    (Ainsi parlait Zarathoustra. Des poètes)

     

    « Restez fidèles à la terre, mes frères, avec la puissance de votre vertu ! Que votre amour qui offre et votre connaissance servent le sens de la terre.

    Ne la laissez pas s'envoler du terrestre et cogner des ailes contre des murs éternels ! Hélas, il y a toujours eu tant de vertu envolée !

    Ramenez, comme moi, la vertu envolée à la terre – au corps et à la vie : pour qu'elle donne son sens à la terre, un sens humain ! »

    (De la vertu qui offre)

     

    Ces deux citations formulent le processus de l'aliénation religieuse et la façon de s'en libérer.

    Citation 1 : on se fabrique des dieux-baudruches, machins impressionnants mais pleins de vide, de l'irréalité de l'imaginé. Cependant ils squattent notre champ de vision tant ils sont bigarrés et « en jettent ».

    Remarquons que le geste humain suggéré de souffler pour gonfler une baudruche-dieu est la version grotesque et inversée de ceci : « YHWH forme l'adam de la poussière de la terre, il souffle en ses narines l'haleine de vie : et c'est l'homme, un être vivant. » (Gen 2,7)

    (Voir le mot célèbre de Voltaire « Tu nous as faits à ton image mais nous te l'avons bien rendu. »)

    Nietzsche note bien que la fonction du dieu ainsi conçu est d'être sur-humain au sens trivial de super-humain. Autrement dit il est projection du fantasme de toute-puissance, de toute-tout-ce-qu'on-voudra, bref une bulle narcissique placée au ciel en tant que support de l'auto-idolâtrie humaine. (Freud ne dira pas autre chose, ajoutant que cette exaltation narcissique est la compensation d'un sentiment d'impuissance et de fragilité face au monde).

     

    Citation 2 : Comme s'il commentait Gen 2,7, Nietzsche renvoie l'adam à la terre dont il est issu et solidaire (adama = terre en hébreu). Autrement dit renvoie l'humain à l'immanence. Non pas comme une renonciation à la transcendance, mais bien parce que le sens est dans l'immanence et pas ailleurs. (Spinoza n'a pas dit autre chose : Par réalité et perfection j'entends la même chose).

     

    En outre, comme il est superbe de légèreté, de fantaisie, ce plaidoyer pour l'immanence ! Elle est si drôle et si jolie la métaphore qui fait voir le petit ange vertu attiré par les faux semblants de la transcendance, telle une phalène par la lampe, et que vient sauver la main secourable, la main de chair de l'humanité.

     

    Nietzsche ou l'accord parfait entre éthique et esthétique. 

  • Appelez-moi le gardien

    Caïn, incapable de se libérer d'une attente envers l'Autre tel qu'il le fantasme, ou à défaut d'oser lui demander compte de l'injustice infligée, va donc aller en demander compte à l'autre. « Caïn dit à Abel son frère … Et c'est quand ils sont au champ, Caïn se lève contre Abel, son frère, et le tue. » (Gen 4,8)

    Un verset qui, outre le sang du malheureux Abel, a fait couler pas mal d'encre exégétique. Les points de suspension notent un trou dans le texte, une part manquante. Trou voulu pour marquer l'impossibilité de la parole ? Partie de texte perdue au fil des transmissions ? (Mais alors pourquoi pile celle-ci ?)

    Toujours est-il que cette absence fait percevoir un impossible, une impasse.

    Caïn ne peut rien dire à son frère, il ne peut que passer à l'acte. Accomplir un acte de suppression en réponse au manque de considération. Non, comme il serait logique, sur l'auteur de l'injustice, mais sur celui qui est censé en être bénéficiaire. Et face à qui il ne peut trouver les mots pour dire sa souffrance, sa colère, sa jalousie.

    La jalousie meurtrière de Caïn est symbole de toute la violence humaine. Elle est une tentative (logique et légitime) de réponse au sentiment d'invalidation de sa personne, son ego, mais qui se fait tragiquement à côté de la plaque : par l'élimination de l'alter ego. Si bien que dans ce mythe, le premier meurtre révèle son aspect ontologique. En même temps qu'Abel, c'est la fraternité humaine qui est assassinée. Et maintenant on fait quoi ? C'est ici que le texte devient génial et (malgré les apparences?) un des plus humanistes qui aient jamais été écrits.

     

    « YHWH dit à Caïn 'Où est ton frère Abel ?' 'Je ne sais pas. Suis-je le gardien de mon frère, moi ?' 'Qu'as-tu fait ? La voix du sang de ton frère clame vers moi de la terre. Maintenant tu es honni (...)Tu seras sur la terre mouvant, errant.' Caïn dit à YHWH 'Mon tort est trop grand pour être porté. Voici, aujourd'hui tu m'as expulsé sur la face de la terre. Je me voilerai face à toi. Je serai mouvant, errant sur la terre : et c'est qui me trouvera me tuera.'

    YHWH lui dit 'Ainsi tout tueur de Caïn subira sept fois vengeance.' YHWH met un signe à Caïn, pour que tous ceux qui le trouvent ne le frappent pas. »

    Voici repoussée la solution humaine trop humaine de la vengeance indéfinie, de la spirale à l'origine de tant d'embrouilles qu'on ne connaît que trop.

    Dieu prend en compte la peur de Caïn le meurtrier d'être victime potentielle. Il lui accorde donc, autrement, la reconnaissance cherchée depuis le début. Et Caïn se retrouve, paradoxalement, ironiquement presque, porteur d'un signe qui interdit à l'humanité la voie de l'autodestruction. Pour que tous ceux qui le trouvent ne le frappent pas. Alors Caïn est devant le choix réel, déterminant, le seul le vrai : non pas en quel dieu avoir foi, mais donner ou pas sa confiance à l'autre humain, avec lui faire alliance, au-delà de la peur, du ressentiment, de la violence.

    Il est promu à un nouveau job : gardien de fraternité.

    Voici Caïn prêt à lire quelques mots de Nietzsche sur la question du rapport à la transcendance. Et nous avec lui.

     

  • Mal vu

    Un beau jour chacun fait une offrande au dieu. Déjà il faudrait se demander pourquoi ils jugent bon ou se croient obligés de le faire, alors que rien dans le texte ne permet de conclure que le dieu en question ait demandé quoi que ce soit. Bon je fais ma naïve, mais on a bêtement la classique aliénation religieuse, la superstition dit Spinoza : offrande sacrificielle contre protection providentielle. Ici c'est du sacrificiel « modéré ». On ne zigouille ni enfant ni infidèle ni hérétique. On dira les petits jeunes n'ont encore sous la main rien de tout ça. Mais dès l'instant qu'on est dans cette logique, ça craint, non ? Bref le sacrificiel modéré on demande à voir.

    Hélas on ne va que trop voir.

    L'aliénation volontaire a pour implicite que le dieu de Caïn soit comme celui de Descartes, qu'il ne joue pas le malin génie trompeur. Or là est le hic. « Caïn et son offrande, il ne les considère pas. » Tandis que le frère Abel bénéficie, lui, du programme bétail contre considération.Pourquoi l'un et pas l'autre ? C'est à cause de ce pourquoi que tout va déraper. Il est clair que ce texte est écrit du point de vue de Caïn. Du point de vue de la fibre paranoïaque de l’être humain. Car la réaction saine aurait été de se dire : Dieu n’en a rien à faire de mes dons, OK basta et après moi le Déluge.

    Hélas non. Le rejet de l'Autre fantasmé auquel Caïn s'est aliéné provoque en lui un radical effondrement subjectif (ses faces tombèrent dit le texte). Et voilà qu'en plus, Dieu lui demande l'impossible (Gen 4,7) :

    Je traduis librement « Assumer ton sort par le bien, ou pas : dans ce choix la faute te guette. Elle veut te soumettre. Toi, gouverne-la. » Voilà ce que son dieu balance à Caïn, qui fait la gueule de façon pourtant si compréhensible : incroyable mais écrit !

     

    Je suppose que des commentateurs (dans le Talmud par exemple où il y a une forte concentration de subtilité au cm2 de page) ont déjà remarqué que, dans l'hypothèse où ce dieu se soucierait d'accueillir ou repousser l'offrande des deux frères, alors sa phrase à Caïn est bien pourrie, bien perverse. Le pauvre déjà n'y comprend rien, se sent victime d'une injustice : Papa Dieu il m'aime pas, il préfère mon frère. Alors lui balancer qu'il n'a qu'à se débrouiller avec ça, faire ses preuves d'éthique quand lui, Dieu soi-même, est loin de briller par la sienne : y en a qui ont tourné athées militants pour moins que ça.

    Tout change pourtant si on conçoit le dieu autrement que comme un potentat, voire si on cesse d'en concevoir un. (Vous savez quoi il me semble clair que c'est précisément ce que suggère ce texte). Caïn n'arrive pourtant pas à changer de logiciel, comme on dit en novlangue. Si bien qu'au lieu de résoudre le problème là où il se pose, dans l'opportunité ou pas d'une transcendance et de quel style, il convertit le ressentiment envers son grand Autre, pervers et fantasmé, en violence envers son petit autre réel, et qui n'y est pour rien, le frère Abel.

    Et là, on est sacrément mal barré.