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Blog - Page 438

  • Lester l'instant

    1) Le revivre dans ce texte du Gai savoir (lire vend 10 av) est sans rapport avec le cycle des réincarnations à la mode bouddhiste ou hindouiste. Il ne se déploie pas comme un itinéraire dont chaque étape rapprocherait de l'être accompli.

    La vie revécue « ne comportera rien de nouveau ».

     

    2) Une répétition dont le re- aurait un sens particulier. Il s'agit d'un re-vivre qui ne relativise pas l'instant, ne l'use ni le désamorce. Au contraire il produit un branchement vers un potentiel énergétique incommensurable (un agir lesté du poids le plus lourd). Vivre la même chose ou pas, répéter ou pas, n'est pas la question. Elle est dans l'intensité du désir (combien aimer et toi-même et la vie) : ce qui compte est vivre la chose-même, dans le cœur, le noyau de la vie et du temps. Plus qu'un re-vivre, l'éternel retour nietzschéen propose le vivre sous forme absolue, disons un sur-vivre (pour un sur-humain, logique).

     

    3) Dans ce passage Nietzsche figure l'instant selon deux modalités à la fois. D'une part comme inscrit dans le temps linéaire, participant de la durée (au moment précis où Nietzsche trace ces mots sur sa feuille). D'autre part cet instant est considéré en tant que support du concept-temps lui-même.

     

    Ce qu'il s'agit de prendre en compte, c'est que ce rôle de support est de même celui de l'ensemble des instants et de chacun d'eux. (Dans tout élément concret d'une chose est nécessairement présent le concept de cette chose). Et c'est bien cette vision qui change tout. En fait Nietzsche relate ici l'expérience de ce que Spinoza dans l'Ethique nomme « connaissance du troisième genre », branchement direct de la conscience sur la substance unique nommée par lui « Dieu ou la nature ». (cf ce blog notes 22 et 28 juin 2013)

     

    5) Dieu m'arraisonne, nous voici en plein surf sur la vague (le vague?) du mysticisme, ou pas loin. C'est pourquoi cette histoire d'éternel retour j'aurais préféré l'éviter, pour ne pas léviter dans ces hauteurs. Mais qu'y puis-je c'est ainsi : Nietzsche et Spinoza partagent les ingrédients d'un cocktail original autant qu'efficace : 1/3 intellectualité, 1/3 mysticisme (a-religieux/a-thée), 1/3 accroche radicale à la réalité et à l'immanence. Avec pour touche finale assaisonnement poésie lyrique pour l'un, logique mathématique pour l'autre. Faites votre choix. (Moi je mélange les deux sans modération – tout s'explique, direz-vous).

     

    6) Ce n'est pas parce qu'il serait exceptionnel que cet instant de gai savoir est prodigieux. Le prodige, c'est à nous qu'il appartient de le produire en tout instant du temps de notre vie. En lestant l'instant de son poids le plus lourd, le poids absolu de « tout est là ». Et alors ce tout, et alors ce poids, le prendre sur soi, l'accueillir pour soi. « Car je t'aime, ô éternité ».

     

  • Un moment prodigieux

    Et si un jour ou une nuit, un démon se glissait furtivement dans ta plus solitaire solitude et te disait : « Cette vie, telle que tu la vis et l'as vécue, il te faudra la vivre encore une fois et encore d'innombrables fois ; et elle ne comportera rien de nouveau, au contraire, chaque douleur et chaque plaisir et chaque pensée et soupir et tout ce qu'il y a dans ta vie d'indiciblement petit et grand doit pour toi revenir, et tout suivant la même succession et le même enchaînement – et également cette araignée et ce clair de lune entre les arbres, et également cet instant et moi même. L'éternel sablier de l'existence est sans cesse renversé, et toi avec lui, poussière des poussières ! » - Ne te jetterais-tu pas à terre en grinçant des dents et en maudissant le démon qui ainsi parla ?

    Ou bien as-tu vécu une fois un instant prodigieux où tu lui répondrais : « Tu es un dieu et jamais je n'entendis rien de plus divin ! » Si cette pensée s'emparait de toi, elle te métamorphoserait, toi, tel que tu es, et, peut être, t'écraserait : la question posée à propos de tout et de chaque chose, « veux-tu ceci encore une fois et encore d'innombrables fois ? » ferait peser sur ton agir le poids le plus lourd ! Ou combien te faudra-t-il aimer et toi-même et la vie pour ne plus aspirer à rien d'autre qu'à donner cette approbation et apposer ce sceau ultime et éternel ? (Le gai savoir 341)

     

    Un passage génial à tous égards. Force littéraire dans cette mise en scène romantique en diable (cf le Faust de Goethe ou le « grand jeu » du Hugo de La Légende des siècles), effet hypnotique du rythme en vagues*, et force philosophique du même mouvement. Un passage qui rend évidente l'impertinence d'une distinction simpliste littérature/philosophie, surtout avec certains, Nietzsche ou Montaigne pour ne citer que mes chouchous. Alors juste pour aujourd'hui, lisez-le tranquillement, profitez-en, faites-vous plaisir.

     

    Quant à mon petit commentaire n'espérez pas y échapper (Zara a du mal à s'arrêter de parler, et moi d'écrire, toutes choses égales par ailleurs). Mais ce sera pour la prochaine fois. Je vous laisse (une fois n'est pas coutume) le temps de vous demander vous aussi : il me dit quoi, ce texte ?

     

     

    * A propos de vagues, vous pouvez aller lire le n°310 du Gai savoir, intitulé « Volonté et vague », où contemplation de la mer (c'était à Gênes), intuition philosophique et jubilation d'écrire ne font qu'un.

    « C'est ainsi que vivent les vagues, et c'est ainsi que nous vivons, nous qui voulons »

    « Vous et moi, nous avons un seul et même secret ! »

     

    Un texte et un moment de pure grâce.

     

     

  • Oui

    « Car je t'aime, ô éternité ! »

    (Ainsi parlait Zarathoustra. Les sept sceaux ou le chant de oui et d'amen)

    Comme précisément je ne l'ai pas tout à fait devant moi, l'éternité, j'ai décidé de ne plus trop tarder à boucler ce parcours à travers Zarathoustra. (Qui lui ne la bouclera jamais, car c'est son destin d'ainsi parler ad vitam aeternam).

    Et voilà pourquoi, de la même façon que je me suis interdit l'impasse sur le surhumain, je me sens obligée de dire un mot de l'autre must du bouquin : la notion dite de l'éternel retour. Au passage, vous avez remarqué « interdit, obligation » : lire Nietzsche et rester si soumise aux injonctions de son surmoi. Étonnant, non ? Surmontant donc ce surmoi, je m'autorise à expédier la question en deux coups de cuillère à pot et en deux citations.

     

    La première se trouve dans Ecce homo. Entre nous voilà un livre qu'on ne remerciera jamais assez Nietzsche d'avoir écrit. Témoignage du cheminement de création en lui, précisions biographiques, dans une exposition au lecteur absolument naïve jusque dans l'auto-célébration. Derrière la frime provocante des titres style pourquoi j'écris de si bons livres, pourquoi je suis si avisé, il y a le refus de tricher, de s'excepter de la nouvelle philosophie-physiologie qu'il promeut (cf note 21 janvier). Le refus d'un double jeu. Il laisse aux médiocres le soin de faire à leurs lecteurs l'injure d'une modestie tartufière. Bref alors oui notre citation 1 :

     

    «Le problème psychologique dans le type de Zarathoustra est de savoir comment celui qui dit non, fait non à un degré inouï, à tout ce à quoi jusque là on disait oui, peut être néanmoins l'antithèse d'un esprit négateur. Comment l'esprit qui porte le poids de destin le plus lourd, une tâche fatale, peut être néanmoins l'esprit le plus léger et le plus transcendant – Zarathoustra est un danseur : comment celui qui a la vision la plus dure, la plus terrible de la réalité (…) n'y trouve néanmoins aucune objection contre l'existence, pas même contre son retour éternel – mais plutôt une raison de plus d'être lui-même l'éternel oui à toutes choses, 'l'immense dire-oui-et-amen sans limite' » (C'est lui qui souligne, bien sûr).

     

    Éclairant, non ? Le seul point qui mérite un peu plus de précision est cette histoire de destin lourd. Ce sera fait la prochaine fois grâce à la 2° citation.

    Mais le plus déterminant ici est de voir à l'oeuvre une parole performative. Le monde est certes « terrible » (rugueuse réalité dit superbement Rimbaud). Mais le maudire n'est qu'une façon comme une autre de se conformer à sa méchanceté. Au contraire se prononcer pour un oui d'adhésion à la vie qui est là quoi qu'on fasse, est acte de résistance au mal. A condition que ce soit sincère, ancré dans la réalité de sa propre existence, bref incarné : être lui-même l'éternel oui sans limite.

    Pour le monde on ne sait jamais ce que changera un tel oui. Pas grand chose sans doute. Mais pour qui le prononce ça change tout.