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Blog - Page 88

  • Saisi au vol

    « n°298 : Soupir.

    J'ai saisi cette idée au vol et je me suis jeté sur les premiers mots mal venus pour la fixer, afin qu'elle ne m'échappe pas une fois encore. Et voici à présent que ces mots arides me l'ont tuée, et qu'elle pend et se balance en eux – et je ne comprends plus guère, en la considérant, comment j'ai pu être si heureux en attrapant cet oiseau. »

    (Friedrich Nietzsche Le Gai Savoir Quatrième livre)

     

    Un phénomène que connaissent beaucoup d'écrivains, de penseurs, de savants, lorsque, au décours d'un travail, ils sont tout à coup assaillis de toutes parts par des foules d'idées. Il faut alors noter au vol, tenter de saisir les oiseaux. Aussi rebelles que l'amour chanté par Carmen*.

    Lorsqu'il s'agit ensuite de reprendre ces choses notées en mots arides, leur donner fécondité dépend du type de travail que l'on a à faire. Et surtout de sa façon de le faire.

     

    On pourrait penser qu'en philosophie la beauté ou la force des mots notés sont secondaires, contrairement à ceux que l'on note en embryon d'un poème, par exemple.

    Mais voilà : le problème de Nietzsche le philologue, c'est qu'il est précisément de ces créateurs dont le mode de création repose sur l'intimité du lien entre langage et pensée, entre style et contenu de la parole (cf note du 13 avril Sous l'œil de la poésie).

    Et par conséquent les mots qui lui seront venus pour noter déterminent non seulement la qualité du travail fini, mais la possibilité-même de ce travail.

     

     

    *Après sa rupture avec Wagner (dont il finit par ne plus supporter le caractère despotique, et l'idéologie nationaliste), Friedrich fit l'éloge du Carmen de Bizet sur le mode : « ça au moins c'est une vraie musique, qui parle vraiment d'amour, pas comme Tristan et Isolde ou Parsifal, je dis ça je dis rien. »

    Perso je ne doute pas que Wagner était haïssable et son idéologie guère recommandable, mais bon côté génie quand même …

     

  • Un signe élevé de culture

    « n°294 : Contre les calomniateurs de la nature.

    Ils me sont désagréables, les hommes chez qui tout penchant naturel se transforme aussitôt en maladie, en quelque chose qui dénature et déshonore, – ce sont eux qui nous ont incités à croire que les penchants et pulsions de l'homme sont mauvais ; ils sont la cause de la grande injustice envers notre nature, envers toute nature ! Il y a bon nombre d'hommes qui ont le droit de s'abandonner à leurs pulsions avec grâce et insouciance : mais ils ne le font pas, par peur de cette imaginaire ''essence mauvaise'' de la nature !

    De là vient le fait que l'on trouve si peu de noblesse parmi les hommes : le signe distinctif de celle-ci sera toujours de ne pas avoir peur de soi-même, de ne rien attendre de déshonorant de soi, de voler sans hésitation dans la direction où nous sommes poussés – nous, oiseaux qui sommes nés libres ! Quel que soit le lieu où nous parviendrons, nous y trouverons toujours autour de nous liberté et lumière du soleil. »

    (Friedrich Nietzsche Le Gai Savoir Quatrième livre)

     

    « 297 : Savoir contredire.

    Chacun sait aujourd'hui que savoir supporter la contradiction est un signe élevé de culture (…) Mais le fait de savoir contredire, l'accession à la bonne conscience dans l'hostilité envers l'habituel, le transmis par la tradition, le consacré, – c'est (…) ce qu'il y a de vraiment grand, nouveau, étonnant dans notre culture, le pas de géant de l'esprit libéré : qui sait cela ? – »

     

    Bon alors oui, ce sont de telles assertions qui font réfléchir à deux fois avant de mettre Nietzsche entre toutes les oreilles. On ne voit que trop comment certains pourraient s'en autoriser pour se laisser aller à leurs pires penchants. Et certains l'ont fait, d'ailleurs.

    Ce sont de telles phrases que la sœur de Friedrich et son beau-frère (adhérent zélé du parti nazi) ont utilisées sans vergogne pour pervertir certains concepts nietzschéens, en particulier celui de surhumain.

     

    Cette noblesse, cette liberté que Nietzsche espère d'un rapport confiant à la nature et d'un savoir-contredire, il vaudrait donc mieux, avant de s'abandonner à ses pulsions, qu'elles fussent déjà un peu là quand même, comme elles étaient là en lui.

    Sans quoi ce n'est pas la grâce et l'insouciance d'un oiseau libre qui adviendra …

     

    Comme Friedrich, on peut espérer, bien sûr, que beaucoup d'humains soient gratifiés par la nature de cette noblesse. Mais le plus sûr, il me semble (et en fait il me semble qu'il lui semble aussi), est encore de les instruire et de les éduquer en ce sens.

    Non sans tenir compte du conseil qu'il donne plus haut (n°292 Alchimie à l'envers) aux « prédicateurs de morale ».

     

    Pas simple, hein. Décidément Nietzsche nous en demande beaucoup. Mais ce que nous pouvons y trouver, ce qu'il nous donne en retour, cela en vaut la peine.

     

  • Alchimie à l'envers

    « n°292 : Aux prédicateurs de morale.

    Je ne veux pas faire de la morale, mais à ceux qui en font, je donne ce conseil : si vous voulez finir par vider de leur bonheur et de leur valeur les meilleures choses et les meilleurs états, alors continuez à les débiter comme vous l'avez fait jusqu'à présent !

    Placez-les au sommet de votre morale et parlez du matin au soir du bonheur de la vertu, du repos de l'âme, de la justice et de la rétribution immanente (…) toutes ces bonnes choses finiront par acquérir une popularité et avoir pour elles la clameur de la rue : mais alors aussi tout l'or dont elles sont revêtues sera usé et pire encore : tout ce qu'elles contiennent d'or se sera changé en plomb. En vérité, vous vous y connaissez en cet art, l'alchimie à l'envers, la dévalorisation de ce qui a le plus de valeur !

    Faites donc l'essai d'une autre recette, si vous ne voulez pas, comme jusqu'à présent, obtenir le contraire de ce que vous cherchez : niez ces bonnes choses (…) dites que la morale est quelque chose de défendu ! (…) Il faut qu'elles contiennent quelque chose qui inspire la terreur et non, comme jusqu'à présent, le dégoût. N'aimerait-on pas dire aujourd'hui de la morale ce que disait maître Eckhart : '' Je demande à Dieu qu'il me tienne quitte de Dieu !''»

    (Friedrich Nietzsche Le Gai Savoir Quatrième livre)

     

    C'est rare, mais il me semble qu'ici c'est le cas : Nietzsche se trompe. Non sur le fait qu'il est des prêcheurs de morale qui puissent rendre détestables les meilleures choses.

    Là où il se trompe je pense, c'est sur la véritable cause de cette alchimie négative. Il envisage ici (et c'est étonnant de sa part) la question morale de façon abstraite, comme si elle existait indépendamment de ceux qui la portent.

    Et c'est pourquoi je m'arrête sur ces mots : quelque chose qui inspire le dégoût.

    Ce n'est pas toujours quelque chose, un contenu, qui inspire le dégoût, mais c'est souvent plutôt quelqu'un. Quelqu'un qui fait la morale au sens de la prêcher, mais sans la faire au sens de l'appliquer dans son comportement.

     

    Celui qui, comme tel ministre naguère, prône le civisme et va planquer ses sous dans un paradis fiscal. Et qui en plus, une fois qu'il est découvert, vous affirme les yeux dans les yeux qu'il est irréprochable. Menteur, cupide, cynique : dégoûtant.

    Celui qui, disciple zélé de Tartuffe, prêche l'évangile de l'amour pour mieux assouvir ses penchants pédocriminels sur des enfants. Faux, pervers, violent : dégoûtant.

    Celui qui prétend religieuse une loi qui méprise les femmes, leur dénie toute liberté et dignité, ne voit en elles que des objets de plaisir, de procréation. Dégoûtant, dégoûtant, dégoûtant.

     

    Quant à l'idée de rendre la morale désirable en misant sur l'esprit de contradiction, en en faisant quelque chose de défendu, elle m'évoque ceci :

    Le Seigneur Dieu prit l'homme et l'établit dans le jardin d'Éden pour cultiver le sol et le garder. Le Seigneur Dieu prescrivit à l'homme : '' Tu pourras manger de tout arbre du jardin, mais tu ne mangeras pas de l'arbre de la connaissance de ce qui est bon et mauvais, car, du jour où tu en mangeras, tu mourras.''

    (Genèse chap1 v.15-17. Trad oecuménique).