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Le blog d'Ariane Beth - Page 267

  • Un minimum de niaiserie

    Quand on est sorti du cercle d'erreurs et d'illusions à l'intérieur duquel se déroulent les actes, prendre position est une quasi-impossibilité. Il faut un minimum de niaiserie pour tout, pour affirmer et même pour nier.

    Cioran (Aveux et anathèmes)

     

    Voilà qui m'évoque le fameux les non-dupes errent de Lacan. Échapper à la niaiserie d'affirmer ou nier (qui est en fait la même, moyennant une inversion de signe), sauve de l'erreur, pour mieux ouvrir à l'errance.

    Le jeu de mots lacanien renvoie à ce que Freud formule pour sa part « issue du complexe d'oedipe ». Le concept de Nom du Père* donnons-en une métaphore : c'est le témoin que chaque génération tend à la suivante pour qu'elle prenne le relais.

    Sous peine de tourner en rond dans le cercle d'erreurs et d'illusions qui enferme dans la reproduction du passé, chaque nouvelle génération doit courir sa propre course, chercher son chemin à elle dans son temps à elle. En acceptant de ce fait l'errance (ce qui n'interdit pas d'étudier les cartes et de se procurer une boussole).

     

    Connaître, vulgairement, c'est revenir de quelque chose ; connaître, absolument, c'est revenir de tout. L'illumination représente un pas de plus : c'est la certitude que désormais on ne sera plus jamais dupe, c'est un ultime regard sur l'illusion.

    « Je sais que je ne sais rien » tout ça tout ça. D'accord. Mais.

    Connaître implique sans doute la désillusion, faut-il pour autant la confondre avec le désintérêt, la désaffection que suppose l'expression revenir de tout.

    Perdre une illusion au contraire est le meilleur moyen de vraiment regarder, observer le réel. (Sceptique signifie observateur).

    Ici encore l'ab-solu est meurtre du lien (cf 3-4-19 Par principe). L'illumination dont il parle fait écho à sa célébration du néant bouddhiste. Illumination peut être, mais on voit surtout du noir, la lumière en négatif. Décidément, pour Cioran j'ai du mal à trouver un autre mot que négatif.

    Non mais j'exagère c'est moi qui suis négative : il y a son humour. Noir.

     

    *Oui ces majuscules lacaniennes sont très agaçantes, je trouve aussi. Mais ça se veut (en gros) un moyen de différencier le concept de la réalité. En l'occurrence le Nom n'est pas que le patronyme, et le Père n'est pas que le géniteur. Vous suivez ?

     

  • Crépusculaire

    On me pressent pour un colloque à l'étranger parce qu'on aurait, paraît-il, besoin de mes vacillations. Le sceptique de service d'un monde finissant.

    Cioran (Aveux et anathèmes)

    De temps en temps Cioran a de remarquables bonheurs de plume (à défaut d'autres bonheurs). Mes vacillations : bravo l'artiste.

    En fait vacillation est un mot que Robert ne connaît pas. Cioran l'a-t-il créé sciemment, ou est-ce un involontaire barbarisme ? En tous cas ce mot valise réussit une belle synthèse entre vacillement et oscillation.

    Oscillation : la pensée en déséquilibre permanent du sceptique, la fameuse branloire pérenne de Montaigne, son « Que sais-je ? », et le logo en forme de balance de l'entreprise Essais.

    Vacillement : l'intensité intermittente, la clarté fragile d'un lumignon.

    Le mot implique une humilité pas fréquente chez Cioran, et surtout un aveu : lassitude de la lucidité.

    Le tout couronné par la dernière phrase bien crépusculaire, style À la fin tu es las de ce monde ancien (Apollinaire).

    Plus post-moderne que ça tu meurs.

    Des lumières de Voltaire aux vacillations de Cioran : sic transit ratio mundi.

     

    La lucidité : un martyre permanent, un inimaginable tour de force.

    Il faut entendre ce mot de martyre dans son sens plein. Celui de témoignage assumé malgré les contradictions, les pressions, voire les tortures, et jusqu'à la mort s'il le faut.

    Témoignage de quoi ? Peut être que ce dont témoigne douloureusement la lucidité est, paradoxalement, un petit reste de foi en l'humanité. C'est pour rester humains qu'il nous faut assumer la lucidité. Assumer de penser, tenir bon dans la rationalité, prendre le temps de raisonner.

    Un tour de force, sans doute, et de plus en plus.

     

     

  • Mortel

    La nature, en quête d'une formule susceptible de satisfaire tout le monde, a fixé son choix sur la mort, laquelle, c'était à prévoir, ne devait satisfaire personne.

    Cioran (Aveux et anathèmes)

    Ça au moins c'est drôle. L'occasion de rigoler avant que le ciel nous tombe sur la tête.

     

    Je viens de parcourir une biographie. L'idée que tous les personnages qui y sont évoqués n'existent plus que dans ce livre m'a paru si insoutenable que j'ai dû m'allonger pour éviter une défaillance.

    Sans friser ainsi l'évanouissement (défaut d'imagination j'imagine), je suis souvent (et de plus en plus à mesure que je vieillis, logique) saisie par ce non-sens : ce qui a existé cesse d'exister. Inconcevable, effrayant. Et d'autant plus quand ne reste aucune trace dans aucun livre.

    Car contrairement à lui, je trouve réconfortant le maintien de la mémoire d'un être dans un livre (ou autre trace) créé par lui ou qui parle de lui. J'adhère profondément à l'idée d'un grand livre de vie où chaque nom est inscrit.

     

    Retiré à la campagne après la mort de sa fille Tullia, Cicéron, submergé par le chagrin, s'adressait à lui-même des lettres de consolation. Quel dommage qu'on ne les ait pas retrouvées, et, plus encore, que cette thérapeutique ne soit pas devenue courante ! Il est vrai que si elle avait été adoptée, les religions auraient fait faillite depuis longtemps.

    Que pouvait-il écrire dans ces lettres pour qu'elles le consolent ? Je dirais le nom de Tullia ?

    Quant aux religions, quel optimisme délirant de supposer qu'on y cherche avant tout la consolation. Finalement Cioran n'est pas si négatif que je me plais à le dire.

     

    Croire en Dieu vous dispense de croire à quoi que ce soit d'autre – ce qui est un avantage inappréciable. J'ai toujours envié ceux qui y croyaient, bien que se croire Dieu me paraisse plus aisé que de croire en Dieu.

    Pas incompatible.

    Se croire Dieu est de toute évidence ce qui caractérise clercs, théologiens dogmatiques et autres législateurs de religion. Ça serait comique si ce n'était pas pour le pire.

    Tu nous a faits à ton image, mais nous te l'avons bien rendu. (Et si Voltaire était plus misanthrope que Cioran?)