Ok

En poursuivant votre navigation sur ce site, vous acceptez l'utilisation de cookies. Ces derniers assurent le bon fonctionnement de nos services. En savoir plus.

Le blog d'Ariane Beth - Page 285

  • Un engagement réciproque

    On voit par cette formule (citée au début de la note précédente) que l'acte d'association renferme un engagement réciproque du public avec les particuliers, et que chaque individu, contractant, pour ainsi dire, avec lui-même, se trouve engagé sous un double rapport ;

    savoir, comme membre du Souverain* envers les particuliers, et comme membre de l'État* envers le Souverain. (…)

    Ainsi le devoir et l'intérêt obligent également les deux parties contractantes à s'entraider mutuellement.

    (I,7 Du Souverain)

    *Rappel. La notion de Souverain est définie par Rousseau comme le corps social dans sa modalité active, son pouvoir décisionnaire et structurant. Et celle d'état comme le même corps dans sa modalité passive, celui qui est soumis au Souverain.

     

    En théorie l'entraide des parties paraît en effet logique. Mais en pratique ? En pratique il n'y pas l'intérêt mais des intérêts, multiples et surtout divergents.

    Si l'on visualise le schéma de circulation à double sens, chaque individu trace une seule flèche vers le Souverain, c'est simple.

    Mais dans l'autre sens, en tant que Souverain, il doit tracer une multitude de flèches, et pas seulement celle qui fait le trajet inverse du Souverain vers lui comme individu.

    Ainsi le Contrat ne peut entrer en vigueur et se maintenir que si chaque contractant admet en droit les divergences d'intérêts.

    Et admet que pour résoudre les conflits qu'elles provoquent nécessairement, il faut passer par un droit et des procédures reconnus par le corps social dans son ensemble, par le Souverain.

    Toute la question est alors de décider sur quoi fonder ce droit, sur quelles valeurs.

     

    Et c'est là où ça se complique. Un consensus sur les valeurs est relativement facile dans des sociétés fortement intégrées sous le primat d'une idéologie dominante, où l'autonomie de l'individu n'existe pas.

    Consensus facile ne veut pas dire nécessairement bon.

    C'est pourquoi la fondation de la démocratie moderne a interrogé un tel modèle, insoutenable au regard de la raison comme de la justice. Elle l'a fait précisément en posant la légitimité de l'autonomie individuelle.

    C'est donc depuis le début la tension de la démocratie moderne : faire que l'autonomie des individus ne provoque pas des conflits incessants de valeurs à même de la paralyser encore plus gravement que les conflits d'intérêts.

     

     

     

     

     

  • Son moi commun

    Puisqu'on ne naît pas peuple, comment le devient-on ?

    À l'instant, au lieu de la personne particulière de chaque contractant, cet acte d'association produit un corps moral et collectif composé d'autant de membres que l'assemblée a de voix, lequel reçoit de ce même acte son unité, son moi commun, sa vie et sa volonté.

    (I,6 Du pacte Social)

    Moment magique : comme dans les mythologies de création, on voit ici se matérialiser un corps à partir de membres épars, on le voit prendre vie, gratifié pour faire bonne mesure d'une identité aussi solide qu'unifiée (son moi commun), et d'une volonté que l'on suppose l'être autant.

    Cet instant de souscription au contrat a un caractère logique et non temporel, on l'a dit. Rousseau nous parle d'un temps que nul ne peut connaître, un temps hors la réalité du temps historique.

    Mais du point de vue logique lui même, cette représentation apparaît comme chimérique, au sens propre. J.J. construit ici une chimère, en greffant sur la rationalité du droit une notion plutôt mystique de l'union. Quoique.

    On peut y lire une autre logique, ni abstraite ni spirituelle, mais radicalement matérielle.

    Rousseau reprend ici la métaphore du corps social, après beaucoup d'autres. Mais il n'en reste pas à l'utilisation anatomique ou physiologique de l'image.

    Il plonge, c'est vraiment le cas de le dire ici, intus et in cute*. Il considère le corps sous un angle qu'il ne pouvait nommer, et pour cause.

    Le moi commun la vie et la volonté du corps social, tels qu'il les caractérise dans le concept de volonté générale, sont au fond conçus comme le code de l'ADN, qui programme chaque partie du corps, cellule ou membre, et le corps entier.

    La différence avec les vrais corps des vrais gens, c'est que cet ADN n'est pas donné (il le serait s'il y avait un droit naturel).

    Rousseau a beau dire qu'il prend les hommes tels qu'ils sont, il compte sur le fait qu'ils ne seront pas humains trop humains. Le corps social rousseauiste est d'emblée OGM.

     

    (Ceci n'est qu'une métaphore, hein ?) (et non un subreptice placement de produit pour le compte d'une multinationale agroalimentaire) (qui ne connaît que le contrat antisocial & léonin).

     

    *cf la note Le problème fondamental. Intus et in cute (à l'intérieur et sous la peau) est l'exergue des Confessions.

     

  • Cette personne publique

    Rousseau n'ambitionne pas d'écrire un thriller, il énonce donc d'emblée sa solution.

    Si donc on écarte du pacte social ce qui n'est pas de son essence, on trouvera qu'il se réduit aux termes suivants : chacun de nous met en commun sa personne et toute sa puissance sous la suprême direction de la volonté générale ; et nous recevons en corps chaque membre comme partie indivisible du tout. 

    (I,6 Du pacte Social)

    Avant de se lancer dans la démonstration, il faut en bonne méthode définir les termes qui y seront utilisés. Rousseau termine le chap 6 par une liste bien fournie (il n'écrit pas de thriller, mais effrayer le lecteur ne lui fait pas peur).

    Cette personne publique qui se forme ainsi par l'union de toutes les personnes prenait autre fois le nom de Cité, et prend maintenant celui de République ou de corps politique, lequel est appelé par ses membres État quand il est passif, Souverain quand il est actif, Puissance en le comparant à ses semblables. (C'est lui qui souligne).

    À l'égard des associés ils prennent collectivement le nom de Peuple, et s'appellent en particulier citoyens comme participant à l'autorité souveraine, et sujets comme soumis aux lois de l'État.

    Mais ces termes se confondent souvent et se prennent l'un pour l'autre ; il suffit de les savoir distinguer quand ils sont employés dans toute leur précision.

     

    Il suffit, et ajoutons : il faut. Car la distinction est en effet essentielle, en particulier pour comprendre ce qui légitime ou pas un pouvoir en démocratie.

    Rousseau précise en note le vrai sens du mot cité s'est presque entièrement effacé chez les modernes (…) ils ne savent pas que les maisons font la ville mais que les citoyens font la cité.

    La cité n'est pas (ou pas seulement) un ensemble géographique, ni un groupement tribal, c'est un lieu symbolique. La question n'est pas de faire corps au sens matériel, mais de faire corps politique.

    Le contrat social s'inscrit ainsi radicalement en faux contre un nationalisme plus ou moins ethnique fondé sur une essentialisation du peuple et/ou de sa terre.

    Le mot peuple est la nomination sous laquelle on se reconnaît adhérent à l'association qui politise les individus en citoyens. Ni plus ni moins.