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Le blog d'Ariane Beth - Page 392

  • Inconstance (3)

     

    Sylvestre se montra tout de suite très à l'aise dans son emploi. Au premier abord, les élèves ressentaient quelque gêne et détournaient les yeux. Mais Sylvestre était si bien dans sa ... euh, que bientôt leur devint toute naturelle l'investigation de leur regard sur la musculature palpitante offerte à leur curiosité scientifique.

    Après tout c'était au programme, et comme Sylvestre n'était guère plus âgé qu'eux, ça leur rendait la science abordable.

    Trop, selon un inspecteur de passage qui mit en garde Mlle Fortmolle contre ce qu'il qualifia dans son rapport de "proximité non critique avec l'objet d'enseignement". On n'imagine pas ce qu'un écorché vif peut bousculer d'institutions.

    Mais Mlle Fortmolle était un esprit réellement indépendant, et compta pour rien la stagnation induite de sa note pédagogique.

    A vrai dire, ce n'était peut-être pas l'esprit seulement qui était en cause. Outre sa belle voix, Sylvestre avait des yeux d'un bleu profond qui faisaient avec sa chair rouge un contraste des plus saisissants, genre ciel bleu sur canyon du Colorado (style chromo).

    Et l'esprit scientifique ne peut rien contre les yeux bleus ni même les chromos : ce qui devait arriver arriva, Mlle Fortmolle tomba amoureuse de son assistant de travaux pratiques.

     

    Elle avait beau s'employer à cacher soigneusement ses sentiments (ayant une haute idée de la déontologie professorale), Sylvestre, qui avait l'âme à fleur de … euh qui avait de la finesse, s'en aperçut.

    Ce qui lui donna surtout à songer, ce fut la façon impatientée dont elle rabroua un matin en Terminale S4 une jeune fille d'ailleurs fort moyenne en SVT jusqu'ici : celle-ci joignait à l'observation visuelle de l'écorché la palpation de quelques muscles. Or, Mlle Fortmolle aurait dû en bonne logique encourager de telles initiatives. La biologie n'est-elle pas une science expérimentale ?

    Sylvestre ne laissait pas lui-même de nourrir quelque tendresse à l'égard de Mlle Fortmolle : si elle n'avait pas les yeux bleus sur fond de Colorado, l'ensemble de sa personne était sans conteste assez engageant.

     

    Le fait mérite d'être signalé, car, bien que ce soit tout à fait indiqué pour quelqu'un qui professe la biologie, ce n'est pas toujours le cas, selon la loi anthropologique dite du cordonnier mal chaussé.

     

    À suivre.

     

     

     

  • Inconstance (2)

    Or Mlle Fortmolle était une jeune professeur motivée par les innovations pédagogiques. Aussi mesura-t-elle sur le champ l'intérêt d'avoir sous la main un écorché vivant. Ses élèves, génération vidéo, avaient tellement horreur du statique et de l'abstrait.

    Avec cet … euh … objet … instrument, (elle chercherait plus tard quel nom lui donner), ils pourraient voir en direct et en reality-show battre un cœur, palpiter les ailes pulmonaires, s'irriguer et s'assécher les capillaires au rythme de la pulsation cardiaque, se contracter et se rétracter les muscles. Enfin euh ... tout ça.

    Mlle Fortmolle en était toute retournée .

    Elle décrocha d'une main fébrile son téléphone pour fixer rendez-vous au jeune écorché. Il avait une voix chaude et bien timbrée, pas du tout le genre de voix troubl ... euh ... tremblante qu'elle imaginait à quelqu'un qui n'a pas la protection d'une peau.

    Ceci prouve que même les professeurs de SVT peuvent avoir des a priori sans aucun fondement scientifique. Ce qui n'étonnera pas ceux qui savent que le monde est un tissu d'imperfections.

     

    Le lendemain, Sylvestre était embauché en tant que "vacataire chargé des travaux pratiques".

    Le proviseur s'était fait un peu tirer l'oreille, mais Mlle Fortmolle lui avait représenté que la chair humaine en vacation est beaucoup moins dispendieuse qu'un mannequin de résine synthétique, si on le voulait vraiment performant. "Et en plus ... euh ... articulé, ce qui pédagogiquement est un must."

    Le mot le décida. Le proviseur, avant d’entrer dans la Fonction Publique, avait fait de nombreux stages de communication aux States. Ce qui lui valait une carrière fulgurante et l'assurance d'obtenir à terme une nomination en tant que Recteur d'Académie.

    Et même qui sait, de Ministre de l'Éducation Nationale.

     

    À suivre.

     

     

     

     

     

     

  • Inconstance (1)

     

    Il s'appelait Sylvestre, parce qu'il était né un trente et un décembre. Né sans peau. Le fait est rare, mais pas impossible : la preuve.

    Ce n'était pas héréditaire, il était le seul de sa famille, le vilain petit canard, canard sans plumes. Ses parents, passé le premier choc, essayèrent bien de le faire greffer. Mais rien n'y fit.

    On eut beau dévider des rouleaux entiers de peau sur son corps, ça ne prit pas. Né sans peau, sans peau il dut grandir, car cela ne l'empêcha pas de grandir.

     

    Il grandit et se posa des questions sur son avenir. Comme quoi l'absence de peau ne délivre pas forcément de toute inquiétude. (Même si on doit à la vérité de dire qu'elle vous épargne beaucoup de ces réactions épidermiques qui troublent la sérénité d'une existence).

    Quel métier, quelle position dans la vie pourrait-il trouver ?

    « Déjà, » disait-il à ses copains, car il avait des copains, manquer de peau ne signifie pas manquer de tout, « déjà qu'on risque fort d'être chômeur avec une peau, comment trouver le moindre job quand on présente aussi mal ? »

     

    C'est alors que l'un des copains eut une inspiration : il ne fallait pas chercher du boulot malgré son absence de peau, en tant qu'handicapé, en quelque sorte, mais au contraire à partir de cette particularité.

    « T'as qu'à le mettre dans ton C.V. que t'as pas de peau, y a sûrement des trucs à faire avec ... », dit-il précisément. En disant avec, il voulait dire « avec l'absence », ce qui n'est pas tout à fait la même chose que « sans ».

    Sylvestre rédigea donc l'annonce suivante, qu'il fit passer dans divers quotidiens et journaux spécialisés : J.H. bon niveau d'études générales pourrait occuper tout poste nécessitant absence totale ou partielle de peau.

    Il avait rajouté « partielle », en se disant qui peut le plus peut le moins. C'était sa façon de prendre des risques.

     

    Il n'eut pas à attendre longtemps pour recevoir une réponse. Il y avait dans la ville un lycée, et dans le lycée (enfin pas tout le temps mais aux heures de leur emploi du temps) deux professeurs de SVT, et parmi eux l'un était une femme, et s'appelait Mlle Fortmolle.

    Elle dépouillait ce soir-là les petites annonces, car elle comptait changer son ordinateur. Son regard glissa par hasard de l'informatique aux demandes d'emploi. L'expression « absence de peau » l'accrocha.

    Immédiatement elle eut la vision du vénérable écorché qui s'empoussiérait dans le bric-à-brac attenant à la salle de biologie du lycée.

     

    À suivre.