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Le blog d'Ariane Beth - Page 389

  • L'heure du thé (4/4)

     

    « Vous jouez du piano ?

    - Ah, je vous ai dérangée, hier soir ? Désolé, je m'y suis mis tard, et après j’ai eu du mal sur ce morceau. Ça a l'air simple comme ça, Mozart, mais …

    - C’était très beau. C'était bon à entendre.

    Elle hésite. Puis :

    - Entrez, je vous en prie. Si vous avez cinq minutes pour une tasse de thé ?

    - J’ai tout mon temps. Avec ce temps gris, un bon thé bien chaud … »

     

    Il s’est assis sans façon. Elle va à la cuisine refaire du thé. Tandis que l’eau emplit la bouilloire, il se fait un grand vide en elle.

    Elle n’arrive ni à penser, ni à ressentir quoi que ce soit. Quand l’eau se met à déborder, elle ferme le robinet d’un geste machinal.

    Un geste vide lui aussi.

     

    « Il est froid ce thé, il vaudrait mieux le jeter. » Le jeune homme est là. À la main la tasse de porcelaine aux dessins roses emplie du liquide trouble.

    « Vous l’avez … goûté ?

    - Ne buvez pas ça, rien de plus déprimant que du thé refroidi. Je le jette ? »

    Il a joint le geste à la parole.

    Elle regarde le liquide disparaître dans le trou de l’évier, lève les yeux vers son visage.

    Lui, il s'est tourné vers la fenêtre, la nuit, la pluie qui tombe.

    Sur le grand coussin de velours, le chat a retrouvé sa place, et s'est lové dans son bien être.  

     

    Le sifflement de la bouilloire. Deux pincées de thé, la brûlure de la théière sous ses paumes.

    « Une tartine de miel, avec 'votre' pain ? »

    Il mâche avec entrain. La bouche encore pleine, il avale une gorgée bouillante.

    Il a un léger tremblement des lèvres, puis un large sourire.

     « L'heure du thé … Sympa. Je suis tombé au bon moment. »

     

     

     

     

     

  • L'heure du thé (3/4)

    « Je le bois jusqu’au bout. J’ai besoin de cette dose-là pour que les nausées disparaissent. »

    La jeune femme au crâne chauve avait pris sa respiration et avalé le grand verre de soda d’un trait. Une petite salle calme dans une aile du service de gynécologie de l’immense hôpital.

    Des femmes qui jouaient leur vie, le bras abandonné de longues heures au pincement de la perfusion. Prisonnières comme des chèvres à leur pieu.

    Elle, elle était arrivée sans perfusion. L’infirmière avait posé sur la table les comprimés, un verre d’eau, l’avait regardée boire, avait recommandé de marcher un peu pour que le sang s’écoule mieux. Elle s’était sentie si honteuse …

    Elle venait là pour échapper à la vie greffée en elle à son corps défendant, quand elles se battaient pour sauver leur peau, arracher au cancer leur avenir. L’amertume de ce simple verre d’eau bu sur les cachets. Son thé ne pourra pas être aussi amer.

    Amère …

    Si elle avait gardé l'enfant il aurait vingt-cinq ans. Elle le voit, le sourire-soleil, le rire-cascade. Du goût pour le thé ?

     

    Quelques coups discrets sont frappés à sa porte. Elle se fige et retient son souffle. Mais à nouveau quelques coups, plus nets. Tant pis, il faut ouvrir et se débarrasser de l'intrus.

    « Bonjour ! Vous me reconnaissez ? Je suis le fils de vos voisins. Je garde l’appartement et le chien pendant leurs vacances.

    - Bonjour …

    - Voilà, j’ai acheté trop de pain et je me suis dit c’est idiot de le laisser perdre, y a pas de congélo. Alors je vous en ai apporté la moitié. Vous le mangerez, vous.

    - Je … Merci, c'est gentil. »

     

    Elle n’ose pas refermer brutalement la porte. Mais le jeune homme n’a pas l’air de vouloir s’en aller. Le chat s’est approché, averti instinctivement de la présence importune. Un rival ?

    « Le joli chat ! Comme il a le poil doux ! Le chien de mes parents est sympa, mais les chats je préfère, c'est beau … Ah voilà, il ronronne. »

    Il a pris l’animal dans ses bras et lui gratte doucement le crâne.

    Elle regarde ses mains curieusement dissemblables. La gauche, qui soutient les pattes avant du chat, a quelque chose de féminin. Des ongles ronds, polis, des doigts élégamment fuselés.

    Sa main droite, qui caresse la tête de l’animal, est plus osseuse, les articulations marquées, les veines saillantes.

     

    À suivre.

     

     

  • L'heure du thé (2/4)

     

    Elle a versé tout le tube d’un coup, le liquide se trouble tandis qu’elle tourne la petite cuillère. Il est devenu presque opaque.

    Elle se souvient de ces précipités fadasses, résultats systématiquement décevants des manipulations en chimie. Sa blouse blanche lui donnait pourtant un air très scientifique. Fadasses mais dangereux.

    « Toujours le tube à essais vers le mur », disait le prof, et il avait ajouté, une fois, à l’adresse d’un garçon avec lequel elle faisait binôme : « Si vous défigurez une jeune fille, vous êtes obligé de l’épouser ».

    A l’époque déjà cette phrase lui avait paru, plus qu'une goujaterie, une stupidité. Déjà elle savait qu’il y avait peu de choses qui ne se défigurent. Mais il ne fallait pas pour autant hésiter à fuir la laideur.

    Elle avait essayé.

    Tous les comprimés sont fondus maintenant. Elle considère l’ambre trouble. Cela va avoir un goût affreusement amer. Oui, elle boira jusqu’à la dernière goutte.

    Mais l’amertume ce n’est pas la peine. Elle va se faire une tartine de miel pour que ça passe mieux.

     

    « Du beau miel pour ma petite belle ». Au fond de la tasse, flou, le visage de sa grand mère, préparant son goûter …

    Dans la grande cuisine, on croisait les volets pour échapper au soleil de juillet. C’étaient les grandes vacances. La maison était pleine, oncles, tantes, cousins. Après la longue sieste, on se retrouvait sur la terrasse aux platanes vers six heures pour le thé - à la menthe souvent en ces saisons-là.

    Sans images, dans sa sensualité encore dormante de petite fille, elle captait comme la rémanence des enlacements moites des corps. A quelque indice imperceptible, un regard, un sourire, un frôlement de main …

    Pour elle, on avait dressé un lit de camp à côté de la grosse pendule du couloir. Elle se laissait bercer par le va-et-vient hypnotique du balancier. Et dans la pénombre fraîche odorante de basilic, elle avait su qu'il battait aussi, le cœur du temps. 

    Ce même été, attirée par la pochette du disque - un dragon, un homme-oiseau, une reine très belle mais l'air méchant - elle avait entendu pour la première fois le chant de trois enfants. Quelqu'un avait su retrouver le rythme du cœur battant du temps !

    A la rentrée suivante, au pensionnat, la sœur expliqua qu’au ciel on retrouverait les gens qu’on aime.

    Ce fut une évidence : « Moi, au ciel, je connaîtrai Mozart. »

     

    Elle prend une inspiration et saisit la tasse à deux mains.

     

    À suivre.