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Le blog d'Ariane Beth - Page 390

  • L'heure du thé (1/4)

     

    Le sifflement aigu de la bouilloire fait dresser les oreilles du chat. Mais il dédaigne d'ouvrir les yeux. Ce n’est que l’heure du thé.

    Elle s’est levée, est allée à la cuisine. Elle considère les petits paquets contenant les feuilles aux différents parfums. Sa main hésite. Celui-ci dont il ne reste que deux pincées. « Et puis ce sera fini », murmure-t-elle en froissant le papier.

    Elle saisit le stylo accroché au pense-bête : "Earl Grey" … Mais le stylo retombe et se balance un instant.

    Elle verse le thé bouillant dans la tasse de porcelaine anglaise, décorée de motifs aux tons vieux rose, avec, en écriture dorée, le mot October. Son mois de naissance.

    Depuis quelque temps elle ne fête plus ses anniversaires. Cela reste pourtant au calendrier un jour un peu différent, elle attend sans savoir quoi. Une visite ? Elle n'a invité personne.

    Elle n’a jamais su faire d’invitations.

    Le contact de ses mains sur la porcelaine brûlante, la plongée du regard dans l'ambre du liquide, réveillent en elle l'émoi de jouissances anciennes, assourdies, leur écho vieux rose.

    Des mots reviennent. Pas si vieux, mais si loin, étouffés sous les épaisseurs ouatées de la mémoire, comme sous le gros pansement qui protège une brûlure. Une incantation oubliée : philtre superflu. Les mots de Tristan. Tristan …

    Il aimait comme elle le thé. Elle préparait leurs deux tasses sur un plateau, veillant à lui faire goûter chaque fois un mélange nouveau, comme une amoureuse qui voudrait être redécouverte chaque jour.

    Il disait, après une première gorgée : « Mon Iseult au philtre superflu ». Et la grâce confondante de son sourire. Où était-il, Tristan, aujourd’hui, par cet après-midi pluvieux ? A qui souriait-il ?

    Aimait-il toujours autant le thé ?

     

    « Il est des avenirs qu’il faut savoir répudier avant leurs infidélités », lui avait-elle jeté, un soir, à froid. Il en était resté abasourdi.

    Elle n’avait pas répondu à ses lettres, qui l’émouvaient pourtant étrangement, de longs feulements de fauve qui cherche à lécher ses blessures.

    D’où avait donc surgi cette évidence absurde qu’il ne fallait pas laisser durer leur liaison, que le temps leur était ennemi ? Elle ne sait plus.

    Elle se surprend à essayer de retrouver sur ses lèvres la chaleur tremblée des lèvres de Tristan après la première gorgée de thé …

    C'était absurde ? Quelle importance, un peu plus tôt un peu plus tard ?

    Non ce n’est pas à cause de Tristan. Ce n’est à cause de rien.

     

    À suivre.

     

     

  • Inconstance (8 et fin)

     

    Alors Sylvestre s'entendit murmurer :

    « Bonjour, Constance (non, cela n’est pas inventé, elle s'appelait vraiment ainsi, que voulez-vous, le destin), je suis venu vous souhaiter un prompt rétablissement ... Et aussi vous annoncer que je dois partir dès demain aux USA pour des affaires de famille ».

    Il y a des moments où la famille a bon dos.

    « Je n'avais pas encore trouvé l'occasion de vous le dire, mais j'ai à Miami un oncle atteint d'une tumeur en phase terminale, et comme je suis son seul neveu, enfin à vrai dire par alliance, mais ... »

    Mais Constance (maintenant qu'on le sait) ne le laissa pas s'enferrer davantage.

    Preuve s'il en fallait qu'un amour vrai pardonne tout, qu'un cœur noble excuse toutes les bassesses, et qu'un pourcentage suffisant de peau brûlée au troisième degré vous cuirasse contre tous les manques du plus élémentaire savoir-vivre.

    Elle ferma les yeux et lui dit doucement :

    « Adieu, Sylvestre, je ne regrette rien ». C'était vraiment une femme admirable, preuve s'il en fallait du haut niveau de rectitude morale requis pour enseigner la SVT.

     

    Bon maintenant, parlons peu, parlons bien.

    Si on était dans une bonne vieille série américaine des années quatre-vingts, on pourrait faire se jeter Sylvestre à genoux, bouleversé par cette phrase.

    Il se souviendrait fort à propos d'une femme qui aurait été amoureuse de son père là-bas, au cours de vacances sur la côte Ouest, et dont le sixième mari était justement un extraordinaire chirurgien plasticien, capable de ...

     

    Mais nous préférons la vérité, n'est-ce pas ? La vérité, la voici, toute nue : il se pencha sans un mot pour effleurer la joue de Constance d'un baiser bonne conscience.

    Et, lorsqu'il sortit, il prit bien soin de refermer la porte tout doucement, comme il se doit à l'hôpital, mettant du même coup un point final à leur histoire.

    Et à ce récit par la même occasion.

     

     

     

     

     

  • Inconstance (7)

     

    Mais les médecins lui représentèrent que pour l'instant entourer Mlle Fortmolle de trop d'ardeur risquait de mettre sa vie en danger : il fallait laisser aux brûlures le temps de cicatriser.

    Sylvestre laissa, occupant son amoureuse impatience à se remémorer les charmes enivrants de sa bien-aimée, qui donnaient quelque chose de si piquant à son mâle courage.

    Enfin on l'autorisa à aller lui rendre visite. Elle qui était passée de la chambre 322 à la chambre 213, étage du dessous, au fond du couloir à gauche.

     

    Sylvestre entra. On avait le matin même retiré à Mlle Fortmolle ses derniers bandages. Sur le drap impitoyablement blanc de l'hôpital, il vit un visage que le feu avait sabré à grands coups iconoclastes.

     

    Le temps d'un éclair, Sylvestre revit la palpitation des ailes du nez, la peau si fine qu'on l'aurait dite transparente, les taches de rousseur sur les pommettes, qu'il devinait sucrées comme de petits œufs de Pâques, et surtout cette fossette qui se creusait au coin droit de sa bouche quand elle prononçait certains mots.

    Il se souvint de l'envie impérieuse de l'embrasser qu'il avait ressentie un matin alors qu'elle disait aux premières B3  « Le devoir sur la respiration me sera remis vendredi ».

    Mais en cet instant, considérant ses joues couturées il ressentit, hélas la vérité m'oblige à le dire, un haut-le-cœur. Il fut pris de panique à l'idée qu'il était entré pour demander sa main à Mlle Fortmolle.

     

    Des mains, il y en avait deux sur le drap blanc, deux feuilles mortes craquelées abandonnées sur un tas de neige.

     

    Sylvestre alors sentit qu'il ne serait jamais à la hauteur. Sans chercher à l'excuser, on doit à la vérité de dire que naître sans peau ne confère pas toutes les vertus, et que Sylvestre, tout écorché vif qu'il fût, avait le droit, après tout, de manquer de sensibilité.

     

    Et aussi que rien n'est plus effrayant que le vrai visage de l'amour.

     

    À suivre.