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Blog - Page 105

  • Ni obéir ni commander

    « n°117 : Remords du troupeau.

    (…) On ne se sent aujourd'hui responsable que de ce que l'on veut et fait et l'on place sa fierté en soi-même : tous nos professeurs de droit partent de ce sentiment de soi et de ce sentiment de plaisir de l'individu comme si de tout temps la source du droit avait jailli d'ici.

    Mais durant la plus longue période de l'humanité, il n'y avait rien de plus terrifiant que de se sentir individu. Être seul, avoir une sensibilité singulière, ni obéir ni commander, avoir le sens d'un individu – ce n'était pas alors un plaisir, mais au contraire un châtiment ; on était condamné « à l'individu ». La liberté de penser était ressentie comme le malaise même.

    Alors que nous éprouvons dans la loi et l'insertion dans un ordre comme une contrainte et un dommage, on éprouvait alors dans l'égoïsme comme une chose pénible, une véritable détresse.(...)

    Tout ce qui nuisait au troupeau, que l'individu l'ait voulu ou ne l'ait pas voulu, procurait alors à cet individu un remords – et en outre à son voisin, voire même au troupeau tout entier ! – C'est sur ce point que nous avons le plus changé d'école. »

    (Friedrich Nietzsche Le Gai Savoir Troisième livre)

     

    Certes je ne regrette pas que nous ayons changé d'école, et que la liberté individuelle soit devenue une valeur.

    Et je mesure ma chance d'être de ceux, de celles surtout, à qui elle est offerte, par la grâce de nos régimes démocratiques.

    Et je mesure de même la tragédie pour l'humanité que cette valeur, la liberté individuelle, soit répudiée, malmenée dans tant d'endroits du monde, où prévaut la logique de troupeau.

    Qu'elle se veuille clanique, ethnique, nationaliste, religieuse, elle est à la fois rouleau compresseur de terreur écrasant les individus, et construction d'une pyramide de servitude volontaire, de soumission aux chefs, dans l'espoir de profiter de miettes de pouvoir, en termes réels ou symboliques.

    Espoir littéralement pervers, car il rend passible de toutes les aliénations.

     

    Le seul point sur lequel on peut admettre une certaine logique de troupeau est la réponse au péril écologique, en ce qu'il menace la survie du grand troupeau humanité. Mais une logique qui ne peut pas, ne doit pas, répudier la liberté individuelle. Pas facile, c'est clair.

    En trouver les voies est précisément un des grands enjeux actuels de la démocratie, et des quelques îlots où elle résiste, notre construction européenne par exemple.

     

  • Une étoile qui danse

    « n°109 : Gardons-nous !

    (…) Gardons-nous de présupposer absolument et partout quelque chose d'aussi bien conformé que le mouvement cyclique des étoiles les plus proches de nous ; un simple coup d'œil sur la Voie lactée suscite le doute et nous fait nous demander s'il n'existe pas là des mouvements bien plus grossiers et contradictoires, et de même des étoiles suivant d'éternelles trajectoires de chute rectilignes et d'autres choses du même ordre.

    L'ordre astral dans lequel nous vivons est une exception ; cet ordre, et la durée considérable dont il est la condition, a à son tour rendu possible l'exception des exceptions : la formation de l'organique.

    Le caractère général du monde est au contraire de toute éternité chaos, non pas au sens de l'absence de nécessité, mais au contraire au sens de l'absence d'ordre, d'articulation, de forme, de beauté, de sagesse et de tous nos anthropomorphismes esthétiques quelque nom qu'on leur donne. (…)

    Gardons-nous de lui attribuer insensibilité et déraison ou leurs contraires : il n'est ni parfait ni beau ni noble, et ne veut rien devenir de tout cela, il ne cherche absolument pas à imiter l'homme ! Il n'est nullement concerné par aucun de nos jugements esthétiques et moraux ! Il ne possède pas non plus de pulsion d'auto-conservation, et pas de pulsions tout court ; il ne connaît pas non plus de lois.

    Gardons-nous de dire qu'il y a des lois dans la nature. Il n'y a que des nécessités : nul n'y commande, nul n'y obéit, nul ne transgresse. Si vous savez qu'il n'y a pas de buts, vous savez aussi qu'il n'y a pas de hasard : car c'est seulement aux côtés d'un monde de buts que le terme de « hasard » a un sens. »

    (Friedrich Nietzsche Le Gai Savoir Troisième livre)

     

    Dans ce passage Nietzsche associe à la notion de loi celle de justice, de sens moral du bon et du mauvais. C'est pourquoi il la récuse au sujet de la nature.

    Il rejoint la conception spinoziste de nécessité, en la poussant dans son ultime logique, en y débusquant peut être un anthropomorphisme caché.

    Le conatus spinoziste (l'effort, l'essai sans cesse repris de se maintenir dans l'être) n'est pas à comprendre comme le but d'auto-conservation d'une entité plus ou moins consciente d'elle-même.

    Au Deus sive natura (Dieu ou bien la nature, sous entendu peu importe le nom) de Spinoza, Nietzsche répond natura sine deo : la nature sans dieu.

    Fût-ce de façon minimale : genre un coup de pouce initial, un heureux hasard trop heureux pour être complètement hasard. Ou de façon subliminale, genre du divin infusé dans le monde et dans l'homme.

    Cependant avec Nietzsche, le règne de la nécessité, tout comme avec Spinoza là encore, n'est pas nécessairement désespérant, ni démobilisant. Le mot de chaos à cet égard ne doit pas effrayer, Nietzsche l'associe à la vie-même, sa potentialité de force, de joie.

    « Je vous le dis : encore faut-il porter du chaos en soi pour pouvoir donner naissance à une étoile qui danse. »

    (Ainsi parlait Zarathoustra Prologue 5)

     

    Encourageant, non ?

     

  • Une ombre formidable

    « n°108 : Nouveaux combats.

    Après que Bouddha fut mort, on montra encore son ombre durant des siècles dans une caverne, – une ombre formidable et terrifiante. Dieu est mort : mais l'espèce humaine est ainsi faite qu'il y aura peut être encore durant des millénaires des cavernes au fond desquelles on montrera son ombre. – Et nous – il nous faut aussi vaincre son ombre ! »

    (Friedrich Nietzsche Le Gai Savoir Troisième livre)

     

    « Dieu est mort, et moi même je ne me sens pas très bien » ajoute Woody Allen.

    Nietzsche ne se sent pas bien non plus, mais ça ne le fait pas rire. Il est trop conscient de la force terrifiante de l'ombre, de l'obscurantisme qui construit un dieu à son image, un dieu à la face obscure.

    La caverne est bien sûr allusion à Platon : Nietzsche a su, comme Spinoza ou Montaigne avant lui, comme Freud après lui, qu'il y a une forme d'idéalisme qui peut n'être qu'un négatif de l'obscurantisme (et vice versa). Alors on ne sait voir le monde qu'en blanc et noir, ignorant toutes les nuances de couleurs qui font la vie.

    Ce sont deux dangers qui se répondent et s'alimentent mutuellement, deux ombres formidables sur la lumière de la vie.