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Blog - Page 468

  • "Lors gelèrent les paroles"

     

    Au chapitre 56 du Quart-Livre de Rabelais, Pantagruel et ses compagnons sont en galère sur un bateau. Je ne sais plus pourquoi ni où ils sont censés aller, disons qu'ils errarent parce qu'humanum est. « Au confin de la mer glaciale » où ils sont rendus, ils entendent tout à coup « paroles et cris des hommes et femmes, chaplis des masses, heurts des harnais, hennissements des chevaux et tout autre effroi de combat ». Angoisse. Ne seraient-ils pas attaqués par des pirates ?

    Le pilote du navire les rassure alors : il s'agit des bruits et paroles provenant d'une « grosse et félonne bataille », paroles congelées, quoique dans le feu de l'action, sous l'effet de la rigueur du climat. Et « à cette heure, advenante la sérénité et la tempérie du bon temps, elles fondent et sont ouies ».

    Pantagruel ne se contente pas d'être rassuré. « En pourrions-nous voir quelqu'une ? Me souvient avoir lu qu'en l'orée de la montagne sur laquelle Moïse reçut la loi des Juifs, le peuple voyait les voix sensiblement ».

     

    Arrêtons-nous un peu ici avant de poursuivre la lecture. Chers lecteurs, vous avez compris j'imagine le rapport avec ma note précédente, ou plus exactement votre inconscient l'a plus ou moins perçu, non ? Non ?

    Alors voici comment je lis ce passage dans le contexte freudien qui nous occupe, enfin qui m'occupe moi. (Mais bien sûr il y a mille autres lectures à faire de cet extraordinaire passage).

    1° La grosse et félonne bataille au confin de la mer glaciale = un moment de telle exacerbation du conflit névrotique que le psychisme s'en trouve débordé. C'est ce qu'on appelle un traumatisme. Il a pour effet de congeler le souvenir des affects, images, paroles : ils ne peuvent donc pas s'insérer avec fluidité dans le cours de l'histoire du sujet. Ils restent là sous forme de blocs erratiques de sympômes affleurants, menaçants, incompréhensibles.

     

    2° Le rapprochement qui vient à Pantagruel avec le moment de réception du Décalogue ? En bas de la montagne où Moïse reçoit les paroles, le peuple ne les perçoit que sous forme sensible, l'image d'éclairs, le son du tonnerre. Il les perçoit en symptômes de la Présence en train de délivrer son message. Il attend que Moïse, « sujet supposé savoir » dirait Lacan, vienne les donner à lire et à interpréter. Pantagruel, en demandant à « voir » (c'est à dire à voir de près, à observer) les mots qui sont encore gelés, place ainsi toute la petite troupe dans la situation d'une analyse.

     

     

    Ensuite il y a, en analyse comme en religion, deux options : l'option cléricale où le sujet supposé savoir (c'est à dire juste son support) s'identifie au savoir (conçu comme pouvoir) et balance sauvagement « son » interprétation et/ou ses injonctions. Mais il y a aussi l'option de n'être que le moyen, l'outil, de l'interprétation que le sujet se donnera à soi-même.

  • "Avant tout le mot"

    Un tel moyen est avant tout le mot, et les mots sont bien l'outil essentiel du traitement psychique. Le profane trouvera sans doute difficilement concevable que les troubles morbides du corps ou de l'âme puissent être dissipés par la « simple » parole du médecin. Il pensera qu'on lui demande de croire à la magie. En quoi il n'aura pas tout à fait tort ; les mots de nos discours quotidiens ne sont rien d'autre que de la magie décolorée. Il sera cependant nécessaire d'emprunter un plus long détour, afin de faire comprendre comment la science procède pour restituer au mot au moins une partie de sa force magique d'antan.

    S. Freud Traitement psychique

     

    En vrac, ce que me disent phrases.

    Les mots de nos discours quotidiens ne sont rien d'autre que de la magie décolorée. Phrase d'esthète et d'artiste. Ces moments de grâce du style ne sont pas pour rien dans meine Interesse an Doktor Freud. Quelqu'un capable d'écrire si bien ne peut que penser vraiment, ce charisme d'écriture est l'indice d'une cristallisation d'intelligence et de sensibilité. Et par conséquent il ne dira pas de conneries (ou alors pas souvent ou alors de toutes petites).

     

    comment la science procède pour restituer au mot sa force. Remarque : la psychanalyse est ici conçue comme une science et pas autrement. Dans la suite de l'article Freud explique où il la place dans l'histoire scientifique des rapports entre corps et psychisme. Remarquable progrès au XIX°s dans la connaissance du corps, cerveau compris – Freud lui-même est et restera toujours neurologue ne l'oublions pas. Tous ces progrès concernaient la partie corporelle de l'homme, et c'est ainsi qu'à la suite d'une déduction erronée, mais néanmoins aisément compréhensible, les médecins limitèrent leur intérêt au corps et abandonnèrent volontiers l'étude de l'âme aux philosophes qu'ils dédaignaient. Seulement, poursuit-il, l'âme détourne le boycott des médecins obnubilés par leur matérialisme. Elle met sur le marché des maladies de contrebande, avec leurs symptômes-contrefaçons d'atteintes physiologiques.

    La psychanalyse écoutera ces symptômes d'un corps vécu, immatériel mais bien réel, le corps-psyché qui cherche, à travers ses maux imaginaires, à mettre en mots une vérité refoulée de son histoire.

     

     

    L'enjeu est là, écouter. Car la vraie différence n'est pas entre magie et science. Si on balance au corps-psyché une parole définitive, injonctive, objectivante, qu'elle émane du médecin ou du sorcier ne change rien, il « se le tiendra pour dit ». Et ce qu'il aurait à dire, lui, restera inarticulable. Une parole gelée.

  • Psyché est un mot grec

     

     

    « Psyché est un mot grec que l'on traduit par âme (Seele). Traitement psychique veut dire par conséquent traitement d'âme. On pourrait supposer qu'il faille entendre par là : traitement des manifestations morbides de la vie de l'âme. Ce n'est pourtant pas la signification de ce mot. Traitement psychique signifie bien plutôt : traitement à partir de l'âme (von der Seele aus), traitement – de troubles psychiques et corporels – à l'aide de moyens qui agissent d'abord et immédiatement sur l'âme de l'homme.

    Un tel moyen est avant tout le mot. »

    S. Freud, Traitement psychique (1890)

     

    Ce petit paragraphe, qui débute l'article sous une formulation plate et pépère, comme s'il ne s'agissait que de rappeler des évidences, pose cependant un renversement remarquable de la conception neurologique et psychiatrique de l'époque.

    Freud n'envisage pas la morbidité psychique sous l'angle de déficiences dont certaines seraient in fine irrémédiables. C'est un des points sur lesquels, à la même époque, il va oser se démarquer de son maître et modèle Charcot. Celui-ci se résigna à expliquer par la notion de « dégénérescence » certains échecs thérapeutiques, autrement dit à accepter qu'il y ait du définitivement cassé, du définitivement pourri au royaume de l'âme malade. Charcot et la psychiatrie contemporaine de Freud se résolvent (parfois la mort dans l'âme) à jeter l'âme et ses états. Freud ne s'y résout pas.

    Au contraire il pose la conviction que ce noyau dur de l'humain qu'est sa psyché reste, fût-il gravement cassé, perturbé, et à travers-même son dysfonctionnement, le dépositaire et l'agent d'une immense puissance de vie.

    La démarche freudienne repose sur une capacité, vraiment étonnante si l'on y songe, à se décoller de la fascination du mal. Les hystériques de Charcot étaient l'objet d'un spectacle, et les grandes leçons données à la Salpêtrière devant le tout-Paris (et même, la preuve Freud, devant la toute-Europe) alimentaient une pulsion voyeuriste bien confortable. Le (la) malade était « l'autre », fournissant à bon compte un repoussoir pour affirmer sa propre et indiscutable normalité.

    Freud dit dans ce petit paragraphe : OK il y a de la morbidité psychique, il y a l'impuissance de l'âme cassée des aliénés, mais moi ce qui m'intéresse est de considérer sa puissance inaliénable.

    Un des points qu'il a posé d'emblée à partir de l'étude du rêve est ainsi le continuum entre santé et maladie psychique, et jamais il ne le remit en question d'un bout à l'autre de son œuvre. L'aliéné n'est pas plus un autre que vous et moi, que moi pour vous et vous pour moi.

    Ensuite, reste à faire de cette conviction une méthode thérapeutique, un moyen de soin. Comment ? Un tel moyen est avant tout le mot.

     

    Ce que nous verrons la prochaine fois.